Les traversées dérisoires

Ce qui nous apparait dans les heures du couchant n'est voué qu'à disparaître. Nous ne formulons jamais ces impressions confuses

Jean-Claude Pirotte, Le silence

Rêves dérivants, rêves échoués...

Nocturne

Je pousse l’engin dans le couloir sombre aux ombres de la nuit. Puis la mobylette, moi dessus, nous voici à la porte, le souffle froid. Moi ado, et ma vieille mère inquiète, monte à l’arrière comme dans l’urgence d’un voyage. Sa chemise de nuit est un drap que l’air agite vaguement. Je lui dis de me tenir à la taille. Nous voilà parti.

La mobylette est une chienne, confortable et docile. Par la gueule humide aux babines noires, entre les dents, sort la poignée chromée que je saisis. En sortant de la cour il faut aborder à droite le long raidillon. Je serre les flancs de l’animal, guidonne un peu. J’ouvre les gaz, écrasant la truffe en tordant la gueule à pleine main. La mobychienne monte tout de même, silencieuse, en chassant un peu dans les virages. Son poil est doux comme une selle. La voilà qui s’essouffle un peu.

Indécise dans les hauteurs, la nuit fait place au crépuscule. Les ombres sont de grands cyprès où s’attardent encore quelques lueurs cobalts de station balnéaire. Dans un lacet nous nous arrêtons sur ce qui semble une placette. J’ai cru reconnaître une ancienne station-service, une sorte de squat au bord du ravin. Je mets la chienne sur la béquille. Nous pénétrons entre deux plaques de béton dans une anfractuosité de grotte. Finalement la chienne nous suit, puis nous précèdent dans les couloirs.

Des voix. On dérange. De l’urine coule sur le sol. La chienne pisse ? Nous voilà frais. Nous sortons discrètement. Me voilà presque soulagé car un liquide sombre, froid, immémorial monte lentement et envahit la place entière, puis la route, comme une rivière.

Les eaux mansardées

Une pièce sombre et humide, une sorte d’ancienne cuisine bizarrement campée en hauteur dans les soupentes d’une vieille masure. Par une lucarne on peut voir un temps couvert, un bout de campagne, quelques arbres, et tout en bas, des prés mouillés, des cressonnières. On découvre alors que cette mansarde est une sorte de vaste citerne. Un garçon en bottes de pêche entre par une porte basse. Il avance lentement avec de l’eau à mi-cuisse, prudemment, sans faire de clapots. Il longe un mur puis arrive à une table de formica qui se trouve là. Péniblement il se hisse hors de l’eau sur le plateau de la table. Debout, sa tête touche presque le plafond. Il scrute la pièce remplie d’une eau froide et opaque. Avec des gestes lents et discrets il déplie sa ligne, amorce l’hameçon puis lance. Le bouchon se dresse au ras de l’évier près du mur opposé. Il y a là-dessous un placard profond, de bonnes caches. Sous l’évier c’est un bon coin. Les touches arrivent, quelques beaux poissons, des écailles luisent. Un peu plus tard le garçon tend une jambe dans l’eau, pour jauger du pied la profondeur. Du bout du pied, instable, il finit par toucher une plinthe. L’eau s’agite un moment. Lorsqu’il recommence à pêcher, il semble que les poissons ont disparu. Et puis l’eau même s’est tarie. Contrarié, il lance une poignée d’appâts qui tombent sur le sol et qui s’enfoncent aussitôt à travers le sable foncé du plancher. C’est ainsi. Il prend conscience brusquement que de toute éternité les poissons ne viendront plus s’établir dans la vieille mansarde. Et en effet il faudrait que l’eau monte à nouveau jusqu’ici, amenant les grands poissons et les petits, et même les écrevisses qui se cachent entre les pierres des murs. Que l’eau monte à nouveau, mais par quelle bouche secrète défiant les lois de la physique et de la biologie ? Il descend de la table et s’approche de la fenêtre pour juger de la situation. Il y a en bas un petit ru, et comme un bief de vieux moulin. Il observe entre les pieds de menthe un petit poisson allongé. Le petit poisson s’allonge encore et grossit, se transforme en un énorme serpent dont la tête menaçante s’élève tout d’un coup à plusieurs mètres hors de l’eau jusqu’à la lucarne. Puis disparaît tout aussi vite comme un voile de fumée. Le garçon a eu très peur. Pourtant le temps a changé et c’est tout de même un après-midi ensoleillé. Maintenant il voit aussi des gens qui le regardent en riant, un peu plus loin dans une grange. Il comprend alors que ces gens ont voulu s’amuser un peu de sa naïveté. Ils reprennent bientôt leurs activités. On entend le ronron d’une bétonnière.

Grandes Vacances

C’est le grand départ. Je conduis. Mon père est resté assez sage à l’arrière pour une fois, il tient mal les longs trajets. Ma mère et ma tante, je ne les ai pas encore entendues et c’est plutôt étonnant. Je ne sais pas comment le leur dire, mais ce matin j’ai embarqué les cochons pour les vacances. C’est-à-dire que des gens bien intentionnés nous ont donné des porcelets il y a de cela quelques mois et je n’ai pas eu le cœur de les abandonner, et d’ailleurs personne n’aurait pu venir les nourrir en notre absence. Donc à la fraîche je les ai chargés discrètement dans notre petite remorque, et je les ai couverts d’une bâche. Quatre cochons qui ont tous bien pris entre temps, cent kilos chacun au bas mot. Ça n’a pas été de la tarte pour les charger, surtout que sous la bâche ils n’ont pas beaucoup de place. Mais bon ce sont des bêtes bien apprivoisés et calmes qui n’ont pas démérité et se sont bien casés les uns dans les autres à la bonne franquette.

En roulant le doute m’est venu. D’abord ça fait déjà une bonne journée qu’on roule, nous voici je ne sais trop où, quelque part au centre. Il fait plutôt chaud, ces pauvres bêtes doivent mourir de soif. J’annonce finalement que les cochons sont dans la remorque, mais personne ne semble surpris ni même ravi de cette nouvelle. D’abord indécis, la perspective de devoir me traîner ces animaux tout le reste des vacances, de me voir contraint à les cacher en permanence à la curiosité revêche et soupçonneuse, cela me rend maintenant de plus en plus nerveux. Et dans ces campagnes nous aurons la plus grande difficulté à expliquer la chose, des paysans pourraient bien croire à un vol. Toute explication, comme par exemple que nous sommes partis en vacances avec nos cochons aura probablement du mal à être prise au sérieux. J’annonce à contre cœur que j’ai pris la décision de me débarrasser des cochons, de les abandonner dès que possible dans les bois. Mon père n’est pas content, ça le tourneboule. Le voilà au bord des larmes. Ma mère et ma tante restent muettes. Le soir tombe.

Une pluie diluvienne s’abat brutalement sur la région. Un ruisseau déborde juste au moment où nous passons par là. La remorque est prise sous les eaux et coule entièrement. C’est opportun : voilà mes cochons rafraîchis, lavés, désaltérés. Autant de problèmes en moins. La pluie s’arrête, un rayon de soleil la remplace. Nous arrivons finalement dans une petite ville, une grande rue, des murets gris en béton, quelques sapinettes. En face d’une entreprise agricole où surgissent du crépuscule de grands silos métalliques, voici enfin notre destination. Il s’agit d’une sorte de maison d’hôte. Personne à l’accueil. Je roule sur un espace bétonné assez vaste, une sorte de terrasse cernée par quelques baraques basses au pied d’une bâtisse massive. Il se fait tard. Un dernier soupçon de soleil couchant jette des reflets ternes sur les vitres voisines. Des yeux nous épient probablement. Que faire de ces cochons. J’entrouvre doucement la bâche et ça devait arriver, la bête la plus éveillée s’échappe, la voilà qui trottine comme font les cochons contents de se dégourdir. Je suis en colère mais content moi aussi, c’est une bonne bête, longue et souple avec ça, qui semble avoir toujours un sourire au coin du groin. Je tente de le rattraper, mais il m’échappe à nouveau et traverse brusquement la route devant des voitures qui ralentissent et font des mouvements. Pour la discrétion c’est raté.

L’animal revient, en forme. Cela me réjouit, je grimpe sur son dos et nous brinquebalons ainsi dans la cour, de bonne humeur, puis il s’échappe à nouveau. En regardant dans la rue, sous la lumière bleutée et blême, je vois un grand camion à bonbonnes de gaz qui passe à tout berzingue. Devant l’entreprise agricole, il fait une embardée, monte sur le trottoir tamponne sans façon un rack de bouteilles qui se trouvait là, il manœuvre à coups de volant brusque sans ralentir avec le rack qui glisse sur la chaussée contre le pare choc et je comprends que c’est sa façon à lui d’embarquer les consignes sans perdre de temps.

Maintenant la famille s’est un peu détendue et se repose. Nous dînons en silence sur une table grise dans l’hacienda suburbaine sous la lumière d’un réverbère. Personne ne nous a encore adressé la parole, mais quelques vieilles ne devraient pas tarder à se manifester. J’entends des sortent de gémissements, je m’approche d’un abri à bois miteux. Sous quelques sales toiles de plastique voilà deux éléphanteaux d’Asie, l’air infiniment tristes et las. J’en suis interloqué. Ils ont une faible et douloureuse plainte. Ils agitent la trompe et leurs petites oreilles d’éléphanteaux d’Asie. C’est alors que l’un d’eux enlève son déguisement, et c’est un pauvre enfant tout triste qui apparaît, dont les traits sont brouillés. C’est une sorte d’enfant montreur d’éléphanteaux. Il me demande de ne surtout pas le dénoncer, de ne surtout rien dire. Il est très effrayé. Mais je suis catégorique et rassurant, il peut compter sur moi.

ENA

Ma mère m’amena passer le concours de l’ENA, je la suivis donc dans les rues d’une ville qui ne m’était pas totalement inconnue, cela pouvait être Toulouse. L’air était frais. Nous voilà dans une rue ancienne, cossue, un matin lumineux.

Ma mère s’engagea sous un porche. Elle avait d’évidence pris soigneusement ses informations, car rien ne signalait particulièrement l’entrée d’une prestigieuse institution. Il fallut prendre ensuite une porte dérobée. Après avoir traversé une pièce poussiéreuse, un escalier en bois nous fit grimper plusieurs paliers, empruntant des couloirs en coursives aux murs chaulés. Nous nous trouvâmes au pied d’une dernière volée de marches qui donnaient sur une trappe, au plafond. Ma mère s’y engagea, je la suivis. Nous voilà dans un petit appartement en soupente, propre, sans fioriture.

Un homme entre deux âges nous accueille avec bonhomie, s’excusant du désordre tout relatif en quelques mots convenus. J’apprends bientôt que c’est le directeur de l’ENA, mon examinateur. Dès lors ma mère se tient en retrait. Le directeur me montre un canapé gris adossé au mur. Je m’assois. Je me trouve alors assez détendu. Il m’invite à développer en quelques mots mes aptitudes.

Sans autre préambule et assez à l’aise, je me mets à évoquer notre charmant petit coin de campagne, notre vie simple. Je souligne ce qui me parait plaider au mieux ma cause, les longues soirées d’hiver, propices à la lecture et à la méditation. Puis débordant largement le registre purement culturel, je tente de lui faire partager mon goût pour la technique de la pêche au bouchon, quand la brume vaporeuse danse sur les herbiers dans les premiers rayons de l’aube.

Le directeur de l’ENA m’écoute avec attention, hochant la tête sans ostentation. Puis il sollicite mon aide, à la bonne franquette, pour ranger un peu de linge empilé sur une table. Il m’explique qu’en cette fin d’année scolaire, autant dire en ce début de vacances estivales, les élèves et les personnels ont quitté la ville, il n’y a plus personne pour assurer le service de blanchisserie. Il souhaite cependant pendre un peu d’avance pour préparer la prochaine rentrée. Nous devisons ainsi en pliant des serviettes de bain. J’apprends assez vite à placer correctement la griffe brodée aux armes de l’institution, de sorte que le directeur semble très satisfait.

Ma mère et moi prîmes congés puis reprîmes notre route en descendant par la petite trappe. Cependant je dois dire que je n’ai pas eu depuis lors la moindre réponse formelle, et c’est un sujet que nous n’abordons plus en famille. Je garde espoir. 

Belle amie

Je dus accompagner ma belle et jeune amie dans son rite insolite et précieux. Nous étions il me semble une trentaine d’adeptes. Il a s’agit d’enfiler sur nos pieds nus deux petites amphores qui montaient jusqu’à mi mollet. Amphores de terres cuites minces et fragiles, sans décor, qu’il ne fallait surtout pas briser. Une fois équipé je pris place dans le groupe où peut-être était-ce moi qui ouvrait la route. Mon amie me suivait de près, apparemment satisfaite. Ma démarche d’abord titubante, je pris ensuite un peu d’assurance. Nous défilâmes ainsi en silence dans une ville perdue aux hautes murailles de briques, puis prîmes une route de campagne en file indienne dans l’air doux et ensoleillé.

Batailles de sable

Le général nous fit prendre position le long des fortifications, une sorte de longue levée de terre. Je vis devant moi deux de mes camarades dans la position du tirailleur. Dans leurs capotes, les jambes arquées campées avec assurance, ils étaient des soldats de plomb de la guerre de quatorze. Je les fis remonter d’un doigt pour qu’ils puissent passer leurs armes miniatures au travers d’une fracture du terrain, et causer ainsi quelques torts à l’ennemi.

Dans la grisaille d’un jour naissant nous prîmes lentement possession du terrain autour des casemates que nous apercevions en contrebas. Puis nous descendîmes le talus sans bruit. Nous investîmes un vaste magasin, sans qu’il se fît entendre le moindre coup de feu. Nos ennemis, des types fatigués dans des treillis mous se rendirent sans faire d’histoire, tout en restant à leurs places et à leurs occupations. Des néons blafards jetaient une lumière bleutée sur des formes brouillées comme si tout fut emballé dans une housse.

Les ennemis étaient alignés derrière un très long comptoir. En fait de treillis ils portaient des sortes de blouses grises les désignant plutôt comme des quincailliers d’une mode révolue. Derrière ces soldats vendeurs, une énorme trémie courait elle aussi d’un bout à l’autre du bâtiment. Ouverte sur toute sa longueur, elle déversait son contenu dans un coffrage en bois, comme on fait pour alimenter les animaux.

Il semblait néanmoins que ce contenu, de couleur jaunâtre n’était pas comestible mais un curieux mélange de sciure et de sable. C’est ainsi que chacun décidât d’en rester là, c’était l’armistice.