Empreinte des eaux

Mais s’il faut aujourd’hui une heure pour aller à l’Equateur, il faut toujours une vie pour connaître une rivière : du moins si on veut la découvrir soi-même. Car il faut en détailler chaque mètre, et elle change chaque jour à chaque heure. Ici il ne suffit pas de passer, il faut vivre.

Bernard Charbonneau

Le jardin de Babylone (1969)

Bonnette

Le cousin Roger était garagiste au village de Saint Antonin Noble Val. Dans les années soixante-dix, si vous aviez besoin de ses services, il valait mieux se présenter avant le milieu de l’après-midi. Plus tard vous seriez probablement accueilli par une ardoise de guingois sur la vitre sale de l’atelier : « en dépannage ». Roger était simplement parti à la pêche, laissant en plan femme, cambouis, clients, pour l’ombre verte des berges. Mais les habitués savaient à peu près où le trouver, quelque part le long de la Bonnette, sa rivière. Quelque part sur la route de Caylus, au-dessus du Bondidou, ou bien vers les superbes cascades pétrifiantes du ruisseau de la Gourgue, résurgence aujourd’hui entièrement captée. Il aimait raconter inlassablement ses poissons, ses truites, ses anguilles, au débotté devant un petit jaune, son autre passion.

Un glaucome lui ayant progressivement ôté la vue, Roger aimait encore aller pêcher le gardon. Sa femme avec patience, le guidait au bord de l’eau, à l’endroit où la Bonnette va grossir l’Aveyron. C’était un lieu au bas du village où il avait ses habitudes depuis toujours, et quelques copains.

Cela pouvait être à la fin de l’hiver quand les eaux fortes de mars remontaient les bras-morts, donnant à quelques coins appréciés des connaisseurs une renommée qui durait le temps d’une crue. A Salet, en bas de Peyrègue, des ruraux venaient alors au bord de l’eau, que l’on ne verrait plus avant l’an prochain. Muni d’une canne grossière et de quelques vers, il fallait essayer de tirer du sommeil une sofie, ou quelque cabot engourdi, en blaguant avec les voisins.

Dans la nuit définitive, Roger s’appliquait une dernière fois à sentir une touche avec le fil pincé entre les doigts. Dans le vent du soir l’haleine puissante de la rivière remontait du cirque de Bône, chargée de l’odeur âcre des buis.

J’étais alors adolescent, et je courrais le pays sur ma mob, demi-bol orange sur la tête et canne au porte-bagages, trottant des jours entiers le long des berges avec plus de passion que de réussite. Je me souviens d’un jour gris hors-saison, sur un radier de Bonnette, au pont d’Espinas ; une ribambelle de truites de toutes tailles se partageaient l’espace dans un ordre précis, la plus grosse d’à peu près deux kilos le nez dans le vif du courant, les autres un peu en arrière, craintives et prêtes à fuir.

Allez, je peux bien vous le dire, entre grandes personnes : il ne reste rien de tout cela, rivière morte, truites en vadrouilles dans les eaux lustrales de l’au-delà

Seye

Seye aux superbes vasques blondes sculptées par les eaux pétrifiantes de tes sources carcinoles, fraîche et fragile comme une grotte à ciel ouvert sur ton lit de fin calcaire. Gours secrets sous l’ombre dense des arbres, bordés de petits prés frais dans la chaleur de l’été.

Truites de Seye, on venait de loin dans le temps, à vélo s’il vous plaît, pour un panier de ces poissons magnifiques, puissants, à la chair rose, succulente. Déjà en déclin, je pus néanmoins vous observer à l’orée des années quatre-vingt, vers Arnac, quelques superbes et sombres géniteurs se préparant au frai vers le mois de novembre. Truites de Seye à jamais disparues, quelques perches soleils les ont remplacées.

Je parle doucement à la lampe. Ma sœur était fillette. Mes vieux pas si vieux encore. A Noël, la bûche de la tatie, les truffes en chocolat, l’air bleui. J’étais enfant, on faisait des ramis. Ou des petits chevaux avec les cousines Sylvie et Laurence. Il arrivait, les dimanches en famille, que je me fasse attendre, revêche et malpoli déjà, rentrant en botte comme si un travail urgent m’avait retenu dans les bois, loin des mondanités.

Plus tard j’étais ado, je rodais en mob. Prosper le pépé venait voir les truites. J’ouvrais le buffet. Peut-être pour le vin de notre dernière vendange. Cette dernière vendange j’en gardai une image avec mon Praktika. Dans le brouillard d’automne on reconnaît Raymond Alric, en béret dans une lourde veste ancienne. Les visages sont graves, lourds d’une conscience qui m’effleure seulement aujourd’hui. Les hommes ont disparu. Puis la photo aussi.

Ou bien c’était l’hiver, et on chargeait une charrette de bois. Les pieds dans la cuisinière, après un grand tour à Gauduf sur la terre froide de décembre qui gargouille sous les bottes, je lisais le Grand Meaulne. Sur cette autre image la Tati fait la poule, juchée sur la remorque pleine de branches de frênes, comme sur un nid. Atchiquette avec le rabuc, de la feuille pour les lapins. Sur cette diapo, le poulet apprivoisé sur mon épaule, le noiraud qui prenait mes dents pour des grains de maïs.

Le pépé fumait une dernière gitane maïs avant de piquer du nez devant l’écran absurde. Pour s’endormir, il avait sans doute feuilleté La Redoute, les jolies dames en dessous chics.

Sur le tard au retour de la pêche, j’aimais rester seul sous le néon blafard. Je sortais discrètement l’eau de vie. La porte du buffet ne devait pas grincer. Je ressassais quelque point de vue sur l’état du monde, en faisant les cent pas. Je conversais avec un double, un docte ami jamais las de mes raisonnements.

Calmé, je contemplais encore les beaux remous de Seye, jouissais à nouveau de la touche d’un poisson resté dans la rivière, le soleil se couchait sous mes paupières, comme toute à l’heure derrière le lacis des branches au bord de l’eau.

Ainsi je m’enfonçais dans les draps froids et solitaires.

Aveyron

Miroir fragile à l’ombre vespérale des aulnes, sous la silhouette hiératique du roc d’Anglars. L’odeur profonde des buis dans les gorges de Bône, l’ombre du soir grandissant lentement sur la surface lisse et mouvante de l’eau ; alors, le bleu du ciel se faisait plus pur et plus clair à la tombée du jour, parcouru par la plainte lointaine des martinets. C’était l’heure du barbeau, en août ou en septembre. La promesse de belles bourriches surtout après que l’orage eut grondé en échos puissants le long des falaises, s’épanchant en grosses gouttes. Le temps que l’œil reconnaisse cette géographie apprise il y a longtemps, et c’est l’âme puissante de la rivière qui vient une nouvelle fois nourrir la mémoire. Tant de choses ont changé qu’un œil superficiel ne saurait capter, ignorant des lentes maturations de la nature, privé d’un rapport organique au lieu, ne serait-ce que le lent et fragile cheminement de notre propre regard sur les choses.

Je veux évoquer ces hommes qui ont fréquenté l’Aveyron avec assiduité en leur temps, figures de paysans braconniers, Armand dit Le Vicaire, André Le Cabos, et tant d’autres sans doute, releveurs de nasses, poseurs de filets et de pendouilles. Ces quelques lignes leur sont dédiées, car il n’est pas nécessaire aux morts de bien connaître l’avenir pour y participer de plein droit dans le cœur des vivants. Ces yeux bleus lumineux, ces visages en lame de couteau, ou bien ces bouilles rubicondes ; cette faconde, ou cette austérité, cette indicible présence populaire, cette langue enfin, comme si c’était tout à l’heure, là, sous le tilleul…

Dans les années quarante ou cinquante, quelques coups de filets nocturnes suffisaient pour remplir des bassines de poissons vendus sous le manteau. La préservation des milieux se passait alors de longs discours. Les grosses brèmes enrobées dans leur épais mucus n’étaient pas les moins prisées, que l’on ne voudrait aujourd’hui cuisiner pour rien au monde. A la pointe du jour, les barques s’en revenaient drapées d’une écharpe de brume légère. La beauté du monde était taillée pour chacun et pour tous, dans l’étoffe solide des jours et des lieux. Des anguilles grosses comme le bras se dépeçaient sans façon, grossièrement fixées d’un clou et d’un fil de fer aux portes des granges.

Luzoué

Quelques mots sur le déclin halieutique de proximité si l’on peut dire, loin des flyers colorés des offices de tourisme. Une simple balade en campagne, c’est l’occasion d’un bavardage avec Madame et Monsieur Lacoumette, 84 ans, commune de Lahourcade dans la plaine béarnaise. En 2007 je les rencontre pour évoquer la petite rivière qui serpente derrière leur maison : le Luzoué. Luzoué, lout, luzou, même racine très ancienne pour des eaux argileuses.

Lacoumette, enfant du pays, est pêcheur depuis toujours. Voici le Luzoué de sa jeunesse : « Au-dessus de Mourenx dans un grand trou où je n’allais pas d’habitude, je me suis fait casser par une mémère énorme, le dos était large comme mes deux mains. J’ai indiqué l’endroit à mon beau frère, fin pêcheur aussi. Cette année là, mon beau frère a sorti de ce trou plus de dix truites au cours de la saison, la plus petite faisait le kilo. » 

La petite rivière anonyme hébergeait d’importantes compagnies de goujons, des bancs denses de « pesquits » (vairons) dans lesquels le vieux pêcheur se rappelle avoir vu les truites « taper dedans puis revenir à l’attaque plusieurs fois ». De même les gros barbeaux étaient nombreux, ainsi que des bancs d’aubours (vandoises). Monsieur Lacoumette se rappelle encore aujourd’hui avec émotion des pêches à vue qu’il pratiquait sur ces aubours : « … ils passaient en bande en remontant le courant, puis ils repassaient un peu plus tard dans l’autre sens. Je les pêchais à la mouche de cuisine. Quand deux ou trois étaient déjà passés, je remontais doucement la mouche vers la surface, et le prochain en vue, bing ! » Les écrevisses également étaient alors si nombreuses qu’elles se piquaient occasionnellement à l’hameçon du pêcheur.

Chaque petite exploitation possédait du bétail qui paissait sur les berges. Le père du pêcheur avait lui-même une quinzaine de têtes. Les berges étaient ouvertes, rendues accessibles par les vaches. Ce bétail forcément « bio » pissait tranquillement dans la rivière. Le moindre ru descendant des champs pouvait faire l’objet d’une surprise et contenir une belle truite.

Aujourd’hui ? Le Luzoué n’est plus fréquenté par les pêcheurs. Les berges sont ici fermées par les ronces, ailleurs effondrées sous la pression agricole, rectifiées, urbanisées. Quelques parcours boisés n’ont guère pu retenir les poissons de Lacoumette. Truites réduites à néant, faméliques bandes de poissons blancs, ici ou là quelques vairons qu’on compte sur les doigts d’une main. Destin tragique et silencieux d’innombrables lieux, Tandis que les pêcheurs dits sportifs se bousculent sur quelques rares parcours encore un peu épargnés

D’ailleurs il ne s’agit plus de rivière, concept aussi vieux que les pionniers qui les ont empruntées pour pénétrer jusqu’au cœur des jungles primaires du continent. Voies tellement chargées de l’histoire locale que le moindre bled s’en attache fièrement la compagnie, de Verfeil-sur-Seye à Villers-sur-Bar. Non. Il s’agit aujourd’hui de masse d’eau numérotées au mètre-cube près, des masses d’eau avec leur « biodiversité » parfaitement estampillée par leur code administratif SANDRE. Des masses d’eau qui savent se rendre utiles autrement que pour la friture.

A Mourenx parfois, quelques jeunes s’évertuent maladroitement et sans succès à l’exercice de la pêche, dans le filet d’eau que l’on veut bien encore nommer complaisamment le Luzoué, et qui s’écoule derrière le lotissement, entre deux talus taillés à la pelle mécanique. J’imagine Lacoumette jeune homme, cinquante ans plus tôt, ramenant une ou deux grosses truites sauvages, un plein panier d’aubours. Perspective vertigineuse, suffocante, pour qui veut bien y réfléchir : l’effort de mémoire nous confronte à l’indicible vision d’une géographie béante, arrachée, dans laquelle la nature vivante et ses habitants, nos anciens compagnons de fortune, sont des spectres d’un passé mort, un passé devenu indifférent au plus grand nombre.

C’est pourquoi chaque expérience vécue, chaque bribe transmise sont précieuses, chacun étant à la fois propriétaire et responsable d’un peu de la beauté du monde, tel ce pêcheur languedocien, inspiré ici par les ruisseaux cévenols qu’il a tant aimés :

« (…) Aujourd’hui, pour l’ouverture, plus besoin de se lever aux aurores, les phares ne trouent plus la nuit, le chemin reste silencieux ; je peux faire la grasse matinée, personne ne me sera passée devant, saccageant mes coups. Où sont-ils passés ces concurrents d’antan, ces héraultais, ces aveyronnais, ces silhouettes furtives qui apparaissaient et disparaissaient entre les frênes et les sapins ? Sont-ils morts ? Ont-ils d’autres loisirs ? Ont-ils compris enfin qu’ils étaient déplacés, obsolètes, incongrus ; d’une époque révolue à l’ère de l’Europe informatisée, plus ou moins constitutionalisée, OGMisée ?

Ils n’étaient plus dans le coup. Ils ont disparu, et les truites avec. Pour ces dernières, je me suis demandé longtemps pourquoi. Il n’y a pas, plus haut dans la montagne, d’industriel sournois qui fait déverser les effluents empoisonnés de ses usines dans la rivière, comme cela se fait partout ailleurs, nul complexe pétrochimique, nulle cité prospère qui n’y déverse à tout va le flot de ses égouts et de ses ordures. Alors ? des pollutions plus sournoises peut-être, le climat, les pluies acides, celles-ci chargées de particules hautement toxiques qui imprègnent l’atmosphère de toute civilisation avancée… Bref, elles disparaissent, là, sous nos yeux, sans bruit, discrètement, lassées sans doute d’un combat par trop inégal ; elles ne sont déjà plus de ce monde. (…) »

(Alain Laven : PESCADOU, mémoires d’un pêcheur languedocien, Editions Lacour-Ollé, décembre 2005)

Bayse

Au fil des mois dans mon village béarnais, Félicien Prué, 1969. Quelques extraits du chapitre intitulé « mois de mars » :

 » (…) Jean-Louis habitait une fermette au bord de l’eau. C’était un homme de près de 60 ans qui menait une vie simple et frugale. Ce qui n’exclut pas la bonne chère, parfois ! Un homme pas déplaisant pour deux sous, pas compliqué, plus enclin, chacun le sait, à livrer assaut à la barrique, qu’à défricher une lande ou à débroussailler un terrain. Le Gave et la Bayse étaient un peu son domaine… Il connaissait toutes les variations des eaux, toutes les atteintes des crues et des courants aux rives, tous les mouvements, toute la valeur quantitative et qualitative de la gent piscicole. De nos jours, pour connaître la richesse d’une rivière, on use de la pêche électrique. Jean-Louis n’avait nul besoin de ce procédé. Il était assez observateur, assez averti, assez connaisseur pour affirmer sans se tromper : « Là il y a du poisson ! » « Là il n’y en a pas ». « Tel poisson vit ici ; tel autre préfère un autre endroit ». Voulait-on un plat de gardons, de goujons, de tanches, d’anguilles, à n’importe quel moment de l’année ? Il n’y avait qu’à toucher Jean-Louis, lui faire signe… (…) Un soir de mars, vers 22 heures, alors que la nuit n’était pas absolument noire, ce qui autorisait des déplacements relativement faciles au bord de l’eau, Jean-Louis alerta son ami Ernest, plus jeune d’une dizaine d’années, qui habitait à deux cent mètres de chez lui, près de l’église, en ces termes : « Y bam ? » (Y allons-nous ?) Ernest n’était pas de ceux qui refusent une bonne proposition, même si elle va à l’encontre des règlements et des lois… Car la pêche à l’épervier est rigoureusement interdite et, durant le frai, la sévérité des gardes ne pardonne jamais… On pêcherait à l’épervier… On descendrait d’abord par Lazorthes, un pré de la rive droite de la Bayse, tout près du confluent avec le Gave. Ernest, homme taillé en hercule, fait l’éclaireur. Il porte sac et filet, et marche d’un pas très volontaire, très décidé, que rien n’arrêterait… Jean-Louis suit docilement, discrètement… Après tout, pourquoi ne profiterait-on pas de la « règue » (du frai) ? Dans le passé, ça a toujours bien marché ! Alors !… Nos deux lascars arrivent à un endroit où la berge dessine un léger coude… A trois mètres, en contrebas, le ruisseau gazouille joliment, la faible profondeur de l’eau et les cailloux du fond créant une multitude de petites facettes d’un pâle extrêmement timide qui tranche, cependant, avec le noir d’alentour… (…) Ernest descend lentement, d’un bon mètre, à la verticale, agrippé à la main de son compagnon resté en haut. Il s’immobilise, écartant ses jambes au maximum, pour mieux préserver son équilibre. Il a pris soin entre temps de couper deux ou trois branchettes qui le gênent. Jean-Louis sort délicatement « l’engin » du sac et le lui passe. Et « l’opération » commence : un mouvement ample et l’épervier faisant pyramide, la pointe retenue dans la main droite d’Ernest, tombe dans l’eau plissée et mystérieuse… On attend un tout petit peu, car le poisson, certainement, « bouge »… Puis, à deux mains, et de toute la force de ses deux bras musculeux, Ernest tire, tire, par saccades. Et d’un mouvement sec, il lance le filet par-dessus ses épaules, sur la rive où son corps bascule en même temps. Jean-Louis est là, évidemment… Et ils parlent tous deux, sans se gêner, à voix normale, cependant que leurs doigts s’enfoncent dans les mailles mouillées et froides. Les poissons y sont nombreux : vingt, trente, plus peut-être : des vandoises argentées, et aussi, reconnue à ses mouvements, une jolie truite qui se tortille avec vivacité. On les jette sans ménagement au fond du sac… Et Ernest recommence. Et Jean-Louis l’assiste, comme il l’a fait déjà, maintes fois dans le passé… Il fait le gué : un guet qui est davantage symbole que réalité… Et des poissons, toujours nombreux, tombent dans le sac… (…) »

Voir comment le temps a terni et décollé les images, comment la prose nous montre gauchement et malgré elle les trous, les lézardes, les béances, les disparitions. Ainsi à Abidos, au vingtième siècle comme on dirait sous Hérode, Jean-Louis braconnait les vandoises à foison, à remplir des sacs. Elles ont aujourd’hui quasiment disparu du Béarn, et de partout ailleurs. Un plat de gardons, goujons, tanches, anguilles ? C’est comme évoquer des reliques. Il semble que cela fut comestible dans un temps lointain. Qui sait ?

Le braco se rend sur les lieux du frais de la vandoise, la règue, pour profiter du rassemblement des reproducteurs. Sur les filets d’eau canalisé tels que la Bayse aujourd’hui, point de lieux de frais. Cette ancienne biogéographie s’est transformée depuis longtemps en « masses d’eau », saucissonnées et numérotées comme autant de pièces d’étal d’une boucherie bas de gamme. Quelques cabots y barbottent encore, courageux.

De toute façon il faudrait laisser la télévision, l’ordi, le portable, pour se livrer à ce type d’activité, dans les eaux glacées, en pleine nuit de mars. Il faut que la rareté ait transformé la pibale en poids de l’or pour voir les nuits noires se remplir de chacals prêts à tout, et remplir des valises de pauvres larves clandestines, la peau de chagrin, la curée terminale.

Le pêcheur braconnier est ici campé selon la considération dont il jouissait rituellement dans le temps ou se terme de pêcheur signifiait encore quelque chose, ou peut-être, dans le temps ou se terme ne signifiait déjà plus grand-chose : un pauvre type, pas méchant, fainéant et alcoolique. La nature apparait depuis déjà longtemps comme le refuge des inaptes. Ainsi les bonnes gens entre la blouse et la soutane, rendent l’hommage qu’ils peuvent à Bacchus et Dionysos.

Dans une version moins digeste, j’évoquais le décret n° 2008-283 du 25 mars 2008 relatif aux frayères et aux zones de croissance ou d’alimentation de la faune piscicole, ou bien encore la circulaire frayère du 21 janvier 2009, etc. A quoi bon ces archives picrocholines. Reprendre en boucle les mantras biodégradables et climatocompatibles des professeurs de bonneteau, ça me fatigue,

Les appâts et les leurres

À temps perdu, dans le bar-tabac-articles-de-pêche du village. Une rombière en tablier me présenta ses appâts sur le zinc, en tout bien tout honneur. Purs et sans sciure. J’hésitais. Les uns souples et dodus absolument propres, présentaient une pointe de rose sur le rostre, superbes. Les autres, même plastique parfaite, ressemblaient aux premiers comme des jumeaux, chose aisée pour des asticots. Leur particularité provenait de leur lumineuse phosphorescence verte qui devait les rendre excellents dans les eaux matées par des générations matoises de pêcheurs.

La création des rivières est un art difficile jusqu’ici dévolu à Dieu ou à son ministre de l’environnement. J’hésite quant à moi sachant qu’il va falloir que je choisisse des asticots de compétition, mi-chair mi-machine à attraper des truites, des truites mi-sauvages mi-domestiques, machines à attraper des pêcheurs, pêcheurs machines à pêcher, machines à acheter du matériel neuf et rutilant. Je désirais pourtant ardemment choisir, car l’indécision tue les parties de pêche.

Mécanique du geste, loisir clé en main. Sur un parcours balisé, labellisé, le pêcheur est la mémoire de sa carte numérique insérée dans la fenêtre de son temps-loisir. Un deux trois nous irons au bois. Équipés, sérieux, fliqués.

Les gestes fossiles

C’était un matin couvert d’une chape sans horizon. J’arrêtai la voiture au bout d’un chemin creux. La terre grasse se devinait sous les épineux de la haie. Je demandai à un de ces vieux qui hantent les contes le passage pour la rivière. Là derrière, ce champ y va, dit-il. Je descendis la petite combe. L’herbe molle, épaisse, luisait dans le petit jour comme le dos d’un animal placide entre deux bois sombres.

J’atteignis la rivière. Les méandres nonchalants creusaient la glaise lourde. Je découvris un pont, un village un peu plus loin. L’eau s’étalait en flaques basses. Le courant affleurait à peine, presque souterrain, dans la lumière diffuse.

J’enfonçai ma main dans un trou d’eau noire. J’en retirai une grosse poignée de porte-bois, énormes. Dans leurs fourreaux de débris, ce n’était plus des larves mais des nymphes, petites momies dorées et presque immobiles. D’un seul fourreau j’extirpai deux nymphes jumelles, et cela me surpris. Je commençai à pêcher.

Des villageois jusque-là invisibles se mirent à ricaner dans mon dos. Pourtant mes gestes étaient précis, quoiqu’un peu court. Je n’avais pas vu encore un seul poisson, et je savais qu’il n’y en avait pas l’ombre d’un. Décidément cette rivière me plaisait.

Les postes étaient bien marqués, mais peu profonds. Je fouillai sous les pierres et constatai qu’il n’y avait plus le moindre signe de vie, ma précédente récolte de porte-bois était donc fortuite.

En brisant la surface mate de l’eau, les plombs de ma ligne rompaient un silence minéral, comme si les oiseaux eux-mêmes fussent entrés dans une solitude de cendre.

Cet endroit me plaisait. Je m’éclipsais lentement à l’orée d’un méandre. Loin de toute présence, je me fondis entièrement dans l’ocre des argiles, le vert transcendant des hautes ramures.

Baysère

Les camps sont concentrés
les printemps silencieux
les traders braillent
chaque pute son mac
amazone point com
coupe gorge profonde
ventriloque géante araignée

j’écoute l’essaim des insectes
assis sur un pliant
les bottes dans le filet d’eau
de la Baysère
le monde est joli
le monde est fini

les camps sont concentrés
il fait chaud comme un four
les viandes bleuissent sous l’écran total
puis vont dégueuler leurs liquidités
aux paillottes branchées likant
les radasses influenceuses hypes

j’écoute le répons merveilleux des trilles
les oiseaux sont gais a dit Léopardi
Giacomo tu es bien triste
et les gens sont méchants
le monde est joli
le monde est fini

les camps sont concentrés
les touristes s’affolent sur les derniers bon coups
la nature a moins d’avenir que l’énième windows
les corniauds transhumanistes
empestent les étoiles
à cent millions de dollars-carbone

Je salue les oiseaux venus me saluer
les gerris étoilent de leur danse légère
Le miroir transparent
une demoiselle grimpe sur ma botte
le monde est fini
n’en finit plus de finir

Saleys

Je reviens sur mes pas.

J’ai déjà fait craquer ces branches
le long de ce ruisseau
il y a trois mois, il y a trente ans.
Le bruissement de l’eau trace son inaccessible lumière
dans la matière sombre du temps.

Un engin de tourisme se rapproche
gros frelon de tôle
Au loin les longs courriers inlassablement
tournoient dans la matrice globale.

Sur les cailloux noirs du ruisseau
les premières feuilles ternissent,
les chevrons brisés de l’eau vive
frémissent en renvoyant l’éclat du ciel
blanc d’oeil fixé sur la voûte incommensurable.
Il reste des millions d’années 
Pour la frugalité sidérante des invertébrés.

Maintenant les avions se sont tus,
prolongés par des mégapoles, des tunnels, des visages fatigués.
Dans le silence je regarde devant moi le petit talus de terre
les fûts des grands arbres s’enfoncent dans le soir.
Ces lieux s’appelaient Laspelades, Larmanou, Casaubieilh

Il y a cent ans

un jeune garçon menait paître quelques bêtes
je le cherche des yeux
la fraicheur du crépuscule me ramène
je me relève, les genoux douloureux
et puis aller voir s’il reste quelques châtaignes.