La fenial et la grepia

« …Vos sòne, ò carn frairenala, òmes qu’avètz begut a l’èr dau mond e que passarètz davant nautres tot de lòng de l’estrech camin… »

« … Je vous appelle, ô chair fraternelle, hommes qui avez bu l’air du monde et qui passèrent avant nous tout le long de l’étroit chemin… »

Max Rouquette

Cambayre 1978

Quergoalle

Les fermes. Chose proprement incroyable, elles étaient toutes occupées par des paysans. Chaque maison, chaque ostal, était connu par son sobriquet, de longue date. Comment ces surnoms étaient-ils attribués ? Par qui ? Au hasard de l’inspiration et des caractères. Pour la nôtre, nous étions les Masset, le Masset et la Massette, mon grand-père et ma grand-mère. Un simple diminutif de Masse, le patronyme côté maternel. Ce n’était pas bien méchant. Cela étant je ne l’ai jamais entendu dans les conversations car personne n’était jamais nommé publiquement ainsi, sauf quelques figures hautes en couleur qui ne s’en formalisaient pas et en tiraient même une certaine gloire. Dans le voisinage, il y avait donc Barou, Le Buffet, Le Saltre, Le Cabos, Le Vicaire, mais aussi Marcellin, ou Vidal, ces derniers sans surnom, ou bien je les ai oubliés.

Jadis le hameau de Quergoalle, c’était un peuple encore bien plus nombreux, dont il ne restait déjà plus quand j’étais môme que les noms des anciens attachés çà ou là à une ruine, les noms s’effaçant à jamais avec leurs ruines respectives. Tout cela me vient de l’enfance et il faudra un jour rendre hommage au bon goût de ces gens qui ont quitté la piste en toute discrétion, sans faire du chiqué. Dans le voisinage immédiat il y avait Barou, autrement dit Alric pour l’état civil. Les Alric restèrent les derniers encore en activité de ces anciennes familles, héritant d’un fond immense et d’un travail plus grand encore. Cela dit un jeune agriculteur s’est installé plus récemment, en reprenant les terres du Saltre et du Cabos.

La Combe

Notre petit troupeau de brebis prenait le chemin de la Combe, et puis ensuite vers Soulié. Il m’arrive de croire que là, j’ai vu pour la première fois, et c’est là souvent que mon cœur va pour retrouver la vue. Au bout du chemin les fèdes s’éparpillaient dans le grand pré. Ma tante très jeune encore s’asseyait pour quelque ouvrage. L’herbe grasse, clôturée de frênes, un équilibre parfait entre le minéral, le végétal, l’animal. L’écorce est sans âge mais la feuille ouvre un printemps lointain dans le pépiement discret des oiseaux. Je descendis au ruisseau, l’eau pure des premiers mondes parcourait en scintillant les vasques façonnées par le lent travail des concrétions, sous l’ombre torse des chênes pubescents. Je m’appuyai à une branche et me penchai, fasciné par la découverte des larves de salamandres, absolument immobiles, divinement gracieuses, posées sur leurs doigts minuscules, leurs branchies translucides, frémissante salive d’ange dans le léger courant. Je me penchai, la branche cassa, je manquai me noyer. La Tatie fît sécher la culotte sur un buisson. Et c’est ainsi que nous passons.

Emilienne

Mille neuf cent soixante-dix. Mamie gave quelques canards, à l’entonnoir, les animaux entre les jambes, dans ce clapier sombre. Des foies gras pour la famille, pour les grandes occasions. Paysanne d’alors. Assise sur un tabouret bas. La main qui masse le cou gonflé de l’oiseau, la paille, le sombre réduit. Longtemps ces âmes nous rappellent.

M’est revenu de si loin, un soir plus silencieux, ce bruit nocturne et familier. A Quergoalle je dormais dans la chambre du pépé et de la mamie, comme sous leur ombre bienveillante. Je pouvais avoir cinq ans. Dans l’équipement spartiate de leur intérieur, Emilienne et Prosper s’étaient accordés un petit luxe : un interrupteur électrique en forme de poire qui pendait depuis le plafond jusqu’à la tête de lit en bois vernis. Lorsqu’il s’agissait de se lever pour aller pisser dans le seau émaillé vert et rose, ou bien le mouvement des corps pour trouver le sommeil, la poire s’agitait et faisait un petit
clong contre le bois du lit, souvent redoublé par un léger rebond.

Une passion m’attachait à la mamie. Prosper me demanda un jour si je ne voulais pas l’appeler lui aussi papi plutôt que pépé. Mais le i final était une féminité réservée à sa femme, comme une sorte de privilège.

Dans la chambre de ma mère il y a cette photo du baptême de ma sœur, la dernière trace de la grand-mère, trois ans avant sa maladie et sa mort à soixante-quatre ans. Nous rentrons tous facilement dans le cadre étroit du balcon de la maison d’Albi. Elle a le regard un peu perdu, embué d’une irrémédiable nostalgie. J’apprends de ma mère que toute enfant elle a perdu sa mère Anna, emportée à 28 ans par la grippe espagnole, et c’est une tante Marie de Saint Antonin qui va l’élever. Ainsi ce regard lointain trouve enfin sa raison profonde.

Les poules se jettent avec avidité sur le grain, Mamie m’a confié le petit baquet de bois rempli de blé, et je ne me lasse pas de voir la volaille picorer sur les dalles en pierres devant la grange. Je regarde les carottes nouvelles du jardin rissoler dans la poêle, un délice qu’elle emporta avec elle. Je ne me souviens que de bien peu, l’importance qu’elle eut pour moi et la douleur quand elle partit. Et ces scènes terribles : les derniers mois, Emilienne, alitée, réclamait qu’on la laisse sortir se promener, elle pensait qu’elle perdait là son temps et voulait absolument se lever, aller voir le jardin, mettre un peu d’eau sur ses fleurs qu’elle aimait tant, prendre l’air et le soleil sur le vert carré du
sol. Dès qu’elle voulait poser un pied à terre la maladie la terrassait avec une monstrueuse brutalité. Elle criait cette injustice, avant que la douleur ne la laisse anéantie.

Le soir, avant, quand tout allait bien, j’aimais babiller au lit avec mes grand parents comme tous les enfants du monde. Mamie était patiente avant de réclamer le silence. Puis les portes d’un monde simple, fièrement gardées par Tino notre vieux chien berger, se refermait doucement sur la conque soyeuse de l’enfance. Le
clong de la poire électrique résonnait de temps en temps sur la tête de lit comme le ronronnement d’un chat.

Prosper

Prosper se parèt de la cotela bèla, copèt la sopa, escalciguèt. S’assetèt un briu, demorabo aital sus la cadière al seren. lo megot sul pot d’una Gitane Maïs s’estupava. Ara la nuech avià caigut darrèr lo vièlh casse negre.

Cazelle

C’était à Cazelle, bâtisse menaçant ruine, royaume des rantèles, où un vieux lit, probablement le lit même de Cazelle, servait autrefois à la sieste du pépé Prosper, en plein été. Un édredon hors d’âge, un monde de vieux bois, d’outils rendus depuis longtemps à l’immobilité absolue, de lucarne poussiéreuse donnant sur un jour dont on aurait perdu la date dans un passé lointain, jusqu’à entendre le grincement des charrettes et des éclats de voix adressés en patois aux animaux de traits. Je suppose que ce que cherchait le grand-père Prosper en montant le petit escalier raide pour aller à la sieste, c’était avant tout de retrouver les vieux objets qu’il connaissait depuis toujours et qui se mettaient de nouveaux en mouvement sous ses paupières closes, de retrouver le regard clair et les mains calleuses de ceux qui les avaient abandonnés là une fois pour toute, comme font ceux qui partent sur un coup de tête, laissant les vivants désemparés sous le poids torride des après-midi de juillet.

Cazelle dont il ne reste pas le moindre portrait, dont peut-être une descendance ou une parenté existe quelque part, au Mexique s’il me plaît de le croire, et dont je suis finalement le seul aujourd’hui à honorer la mémoire patronymique. J’ai retrouvé et conservé précieusement un papier administratif datant de 1919 stipulant expressément le droit de mouture pour François Cazelle et son fils, deux têtes, 30 kilos de farine par mois, ni plus ni moins, à faire valoir au moulin de Salet. Et il n’aurait plus manqué en effet que les quelques ruraux ayant survécu à la grande boucherie de quatorze fassent du lard.

Aujourd’hui Cazelle a été retapé et loué. Ces quelques notes sur le fil ténu de l’oubli.

 

Sciences Naturelles

Enfant, c’est à Cazelle que je plantai un été mon « laboratoire ». Il s’agissait d’une bricole de quatre planches brutes clouées à la diable, munie d’une petite étagère branlante pour quelques produits chimiques et un microscope scolaire légué par mon père. J’ai encore le livret technique des préparations microscopiques acquis dans une droguerie d’Albi. Les recettes de fixation d’échantillons entomologiques avaient pour moi un petit fumet à la Jules Verne, mais je n’avais finalement déjà pas d’autres ambitions que de montrer ostensiblement ma passion pour la nature. Je fis montre de mes avancées scientifiques à mes cousines avec une fierté retenue. C’était par une belle journée qui éclaira leur sourire admiratif d’une nuance narquoise. Je fis un superbe dessin de sauterelle, puis comme tout allait son train, ce chantier se mit en veilleuse, à la manière de tout ce que nous entreprenons ici-bas qui ne soit pas motivé par l’appât du gain le plus âpre. La science devait m’attendre encore un peu. Elle m’attend toujours.

Cambayre

C’était à Cambayre, ou la Cambayroune avait encore bon pieds bon œil dans les souvenirs de ma mère et de ma tante. De toute une vie, la postérité, en l’occurrence ce bout de texte, ne retiendra qu’une anecdote, la voici : la Cambayroune aimait visiblement la bouteille et lorsque l’occasion se présentait en société, pour dépiquer ou pour le porc, elle tendait son verre en regardant ailleurs jusqu’à ce qu’il soit plein à ras bord, alors elle se retournait et faisait mine de s’offusquer pour le plus grand plaisir de l’entourage. Cela est plaisant d’évoquer des gens dont on n’a plus même la trace d’un bout de croix sur le petit cimetière.

Aujourd’hui, et c’est déjà hier, Cambayre est un tas de pierres sous les ronces au bord de la route. Dans mon enfance il y avait encore une ruine debout avec un bout de toit. Entre les poutres les tuiles se clairsemaient, les étoiles et le soleil s’invitaient sans manières dans ce qui fut le foyer de tant de générations. Il y eut même une petite boite de vieux billets périmés qui apparut dans le mur d’on ne sait quelle éventration, petite boite ou grande valise, tout ça reste là sur le plancher des vaches.

Les pommes

Les ruines reprennent souvent du service, Cambayre fut réquisitionnée quelques années pour le stockage des pommes, noble fonction à mes yeux d’enfant. Et la ruine était une forme de la ruralité parmi d’autres, juste un peu plus étrange et poétique, destinée à rester ainsi pour toujours ouverte aux quatre vents.

L’ultime récolte que nous fîmes, ce ne fut pas les patates comme chez les Jourde ou les Sourdin du Pays Retrouvé, non, ce fut les pommes. Nous descendions chaque année jusqu’à l’étroit terrain hiversenc de La Combe, où nous possédions une dizaine de pommiers en fin de carrière. Ces arbres donnaient pour rien des pommes blanches, des pommes rouges, dont certaines devenaient vite farineuses. Il fallait gauler, remplir de vieux sacs de toiles. Puis le grand père sur le tracteur, les autres sur la remorque, nous remontions au pas, solennellement.

Aujourd’hui Cambayre est un tas de pierres sous le roumegàs. Au début, quand mes yeux tout neuf voyaient du vert partout, je me rappelle un grand pré et la maison des pommes jointait encore à peu près. Puis mes yeux se sont habitués au gris du ciel d’hiver qui s’est élargi entre les poutres torses, les tuiles cassées. Nous faisions une litière de paille sur le sol de terre battu. Il fallait descendre la dizaine de sacs depuis la remorque jusque sur le petit escalier de pierre, puis vider la récolte que nous partagerions jusqu’en mars avec les rongeurs.

Le cochon vers 1978

Le sac

J’ai retrouvé un de ces sacs qui servaient pour les patates ou pour les pommes. Il est aujourd’hui précieusement rangé à l’abri au fond d’un placard. Ce sac, je l’ai pris dans mes bras, je l’ai lavé dans un lave-linge. J’ai passé ensuite une heure à nettoyer les filtres encrassés de la machine. Ce sac n’est pas un objet banal. C’est un incroyable patchwork de pétaçous, de telle sorte que la surface rapiécée est bien supérieure à la surface saine, ou plutôt que la partie saine n’est qu’un petit bout parmi tout le reste. Je me suis mis en devoir de compter le nombre de reprises. Il a fallu pour cela changer de braquet et utiliser la méthode scientifique. Le sac fut méticuleusement déplié sur une surface plane et lisse, d’abord un coté puis l’autre, et de chaque côté les morceaux de toile, de rugosités variées, superbe camaïeu de beiges, furent marqués un à un avec des boutons. Les boutons furent comptés, pour arriver après plusieurs essais au chiffre définitif de soixante-dix.

Ainsi voilà ce qu’Emilienne ma grand-mère, où bien était-ce une autre personne, jugeât utile de faire pour prolonger l’usage d’un sac à patates. C’était l’économie rurale dans un temps que l’on pourrait presque toucher du doigt. C’était l’écologie, mais on ne le savait pas encore, on se taisait plutôt car cela ressemblait un peu trop au dénuement. Il faut du temps à un esprit simple pour se rendre compte de ces choses, et encore est-il alors juste temps de débarrasser soi-même le plancher en silence, en même temps que les sacs, les coutres, les vieilles ficelles, les vieilles lunes.

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Ginette

Le Buffet. C’est ainsi que l’on nommait sans façon notre voisin. Le Buffet, « chose, chose, machin, … » me reviennent les tics de langage, la phrase un peu hachée, le timbre, la sombre ambiance de la grande cuisine, et aussi la face ronde et étonnamment ouverte de sa femme Ginette. J’ai appris récemment que Ginette était une espagnole réfugiée, peut-être de la guerre civile, ou fuyant simplement la pauvreté de quelque pueblo, qui s’est donc mariée avec un gars du pays après avoir été employée quelques temps par la commune.

Ginette avait deux doigts à chaque main, de naissance, et bien sûr elle était renommée pour ces dons de tricoteuse. Pipelette perdue dans un pays bourru, le cheveu fin et frisé, avant que tout cela ne s’efface de ma mémoire. Elle menait son ouvrage et son troupeau de fèdes jour après jour avec un grand chien noir tout en pattes qui m’effrayait un peu. Assise sur l’herbe au milieu des brebis et des ginestes aux grands bouquets jaunes éclatants, vêtue d’un tricot rose au ton fané, c’est ainsi que je l’imagine plus que je ne m’en souviens. Il y a de grands arbres, de grands bartas, des gammes de verts, jusqu’au Raoussou, et plus loin encore la Bouissière qui commence. C’était plutôt par là que j’allais enfant, dans le ruisseau secret, loin des adultes. Pour ceux-ci, il faut que je cherche à palpe les maigres fantômes de mes impressions.

Le Saltre

Le Saltre, hautain, impénétrable, qui passe devant chez nous avec le sien troupeau, plusieurs chiens dépareillés et patibulaires dans son sillage. Un grand bâton en travers des épaules, il chaloupe tel un marin des clapas. Je ne l’ai jamais vu dire bonjour, ni prendre une minute pour échanger trois mots, quelque ancienne et tenace rancune, ou indifférence assumée tout comme entre voisins d’immeuble. J’appris finalement les raisons de cette inimitié : dans le temps, le Saltre avait proposé à la Cambayroune de renchérir sur l’offre du Prosper pour la vente d’un lopin qu’elle possédait à proximité de notre maison !

L'arbre de la liberté

Sur ce qui fut la place du village, un ormeau entouré d’un muret de pierre a disparu. Gigantesque et magnifique c’était l’arbre de la liberté planté pendant la révolution. Arbre aux lampions, arbre aux palabres, arbre aux amours. La graphiose a eu sa peau juste avant le bicentenaire de 1989, un peu comme si tout eût été justement à refaire. On peut encore l’apercevoir sur un cliché d’Amélie Galup début vingtième. Il faut dire quelques mots de ce cliché. Devant l’ormeau dont on n’aperçoit qu’un bout de tronc, assis sur une chaise basse, un vieux quergoallais pose, en sabot et couvert d’un incroyable bonnet phrygien. Ce couvre-chef imposant et savamment replié en crête, est à l’évidence de couleur rouge, rendue sur le cliché en noir et blanc par une densité de gris intermédiaire. Un fier croquant dont la tête pensive à la barbe blanchie émerge d’une chemise à grand col relevé. J’aime à croire que c’est un de mes ancêtres, sachant pourtant qu’avant comme aujourd’hui, les hommes et les gènes vont et viennent sans trêve. Mais ma tante l’assure, au dos de la carte qu’elle me montre, quelqu’un a marqué : François, le père de pépé. Mon grand-père Prosper est né en 1901. Ce François est déjà âgé en 1899 quand Galup passe à Quergoalle avec son attirail de magicienne. Finalement ce François était le père d’Emile, Milou, le brave moustachu d’une autre photo. Milou le père d’Emilienne ma Grand-mère. Milou qui perdit sa femme Anna de la grippe espagnole, âgée la pauvre de vingt-huit ans. Et qui se remariât avec Adrienne sa belle-sœur, cela se faisait. François donc, trois fois arrière-grand-père de mes enfants. Ma mère me dit que ces hommes étaient des bergers sans feu ni lieu qui s’installèrent et se sédentarisèrent à Quergoalle, à Parèle sous le cimetière.

Cliché saisissant où la grande révolution était encore inscrite jusqu’au fond du pays, sur l’homme au bonnet phrygien aussi bien que sur le paysage à l’arbre de la liberté. François à l’évidence est conscient des symboles, en habit d’apparat, et jusqu’au bâton qu’il tient pointé vers l’avant entre ses sabots, comme un rappel du grand arbre de la liberté, peuple berger et souverain.

Ernestine

Le Vicaire, cramoisi et fort en gueule, une légende construite de toute pièce et monnayée aussi, car la notoriété avait aussi ses couleurs locales avant le grand bazar médiatique. Sa femme Ernestine son exact opposé, maigre effacée toute en nez busqué, en menton poilu, un regard triste, et une voix, une voix lente, traînante, dissonante, une voix forgée au bêlement des bêtes, au silence des combes, à la solitude des heures, des années et des lustres, une voix qui reste longtemps et me revient avec ce quelque chose de poignant dans le timbre.

Le Sultan, leur chien, Ernestine et son troupeau prenaient à droite après le sol, un chemin creux aujourd’hui fermé de roumecs impénétrables. Ce chemin, disparu des lieux et des mémoires, je le soupçonne d’avoir vu transiter trois mille ans de pastoralisme au moins, Ernestine et ses fèdes menant leur immuable procession sur le dos pelé de la draille comme une danse secrète venue du fond des temps, un dialogue tout en nuance et jamais clos, avec toutes les pierres que des mains sans âges ont inlassablement ramenées sur le dessus des murets, et les crottes sèches des biques sur notre bout de causse comme une traînée d’étoiles noires dans le ciel de la mémoire.

Ernestine qui dansa une nuit chez nous sur la musique de Zebda, catherinette de quatre-vingt-cinq ans au visage tragique, heureuse comme une gamine dans la nuit pleine et chaude d’août.

Ma tante me dit que dans le temps, la bienveillance naturelle des campagnes lui avait collé le surnom de Toutelaide. Toutelaide, maigre comme un coucou avait une passion qu’on imagine mal dans la vision compassée que le citadin se fait des anciens ruraux : elle grimpait aux arbres mieux qu’un singe, y prenait grand plaisir, pour dénicher peut-être, ou couper de la feuille aux bêtes. Elle prend ainsi à mes yeux la dimension d’une faunesse, Toutelaide rendue à jamais à la splendeur agile de sa jeunesse.

Burnous

Aujourd’hui Cambayre est un tas de pierres sous les ronces au bord de la route. Lorsque mon père débuta dans l’apiculture, il faut que j’en dise quelques mots, il y avait encore deux burnous à Cambayre, c’est à dire simplement derrière notre maison au bout du champ. De vrais burnous taillés dans un tronc, et non pas des choses pour faire joli. Ce sont des abeilles noires disait mon père admiratif. Ces abeilles étaient là sans soin depuis quand ? Je ne sais, peut être depuis Victorin. Il s’agissait de ne pas trop aller leur secouer les prunes car elles étaient du genre teigneux.

Toujours est-il que cela déclencha chez mon Père une passion qui dura plus de vingt ans. Il apprit tout sur les abeilles avec ce plaisir du savoir désintéressé qui le caractérisait. Il acquit masque, combinaison, enfumoir, il confectionna un extracteur maison avec un pédalier de vélo et un grand bidon métallique, il menuisât lui-même ces ruches, excellent dans le travail du bois, je l’entends encore me vanter la Dadant, son modèle. Il est inutile de vouloir faire le tour de tout ce qu’il fît pour les abeilles. Et des burnous avec des feuilles d’herbe à chaise, des carex que nous ramenions des bords de l’Aveyron, dont il fit des boudins qu’il façonna en cloche et enduisît de bouse. Je crois que quelque essaim eut droit à ce logement. Il avait tout lu ou presque, y compris les livres les plus savants, Karl von Frisch et j’en passe.

Les abeilles c’était aussi, je le découvris plus tard, le moyen de partager une passion commune avec son grand frère qui vivait loin dans une région de soleil et pratiquait l’apiculture sur une bien plus grande échelle. Mais le varroa finit par avoir raison de sa patience et le rucher qui eût jusqu’à une vingtaine d’unités déclina et disparu.

Encore n’eût-il pas le temps de connaître toutes les véroles que les abeilles doivent aujourd’hui affronter pour survivre. Il reste de ce magnifique travail deux hausses qui pourrissent dans les buissons devant Parèle, autre ruine en instance de disparition définitive où vécurent des ancêtres. J’ai pris en photo ces restes de hausses recouvertes de mousse, poussé probablement par le désir de prolonger de quelques années encore le travail du temps.

 

Les deux frères

Je regardais hier soir une photo qui m’est venue entre les mains, peut-être de Simone, la tardive épouse de mon oncle Jean-Louis. Les deux frères posent, fiers et heureux, leurs bras se croisant dans le dos, geste fraternel figé sur l’image pour la postérité, et que je n’avais pas d’abord remarqué. Ils sont devant la maison de l’oncle, à Bormes, dans le Var. Jacques avait traversé la France pour lui rendre visite après une très longue période. Mon oncle avec ce visage un peu carré, dégarni, alors qu’il eut pendant longtemps un superbe casque blanc, mon père avec ce sourire de vieux sage qu’il était alors de toute évidence.

Sur l’image, les deux retraités sont sapés à la mode du siècle dernier, la ruralité affleurant encore après plus de soixante ans de vie urbaine dans ces couleurs mal fagotés qu’ils portaient comme un dress code. Le pull d’un beige indéfinissable que porte là mon père, j’en ai hérité, je l’ai porté, gardé un long moment, puis il a rejoint la déchetterie, troué de mites, je me voie encore le balancer dans la benne en hésitant, il y a juste de cela quelques semaines.

Au dos de l’image quelqu’un a écrit « séjour à Bormes 99 ». Cet hiver-là, donc à peine quelques mois plus tard, mon père déclara un cancer incurable, il est mort en janvier 2001, sans avoir revu son frère. C’était sur cette image, leur dernière étreinte. Elle me parvient par cette magie puissante et fragile de la pellicule, à travers le vide insondable. Le compte à rebours de la maladie avait déjà pris ces quartiers dans ce corps venu faire ses adieux à l’insu même de l’esprit.

L’oncle n’a pas même voulu venir pour les obsèques. Mais je sais, et d’autant plus en les regardant là, qu’ils n’avaient pas besoin de cérémonie. Jean-Louis a disparu lui aussi. Il n’y aura sous peu plus personne pour qui cette image aura un sens, pour qui ces gestes gauches, émouvants, auront un prolongement dans l’espace. Comme on les vit bouger, ils se meuvent encore une dernière fois, et j’entends la voix joviale et un peu forte de l’oncle, avec l’accent de sa Provence adoptive qu’il arborait fièrement tel un drapeau.



Bivouac

Une vieille photo conservée par ma sœur. Jacques à moto, bivouaque avec un copain. Mon père est maigre, exactement comme moi au même âge. A cet instant pourtant, il n’avait pas la moindre idée de cet être qu’il allait engendrer un peu plus tard, cet être qui allait sortir du néant pour s’agripper irrémédiablement à son destin. Ces deux potes, ces deux morts, avaient vingt-cinq ans sur l’image. Deux routards libres comme le vent. Deux ans plus tard entôlés dans le travail, la famille, les emprunts, les gamins, les responsabilités. Sur l’image, Jacques n’avait pas encore ce collier de barbe, ce collier de prof qui l’a accompagné quasiment toute sa vie professionnelle comme un masque.

Le secrétaire

La mort du père fut un drame antique. Je ne parle pas du dernier souffle, de cette respiration rauque et mécanique de l’agonie lorsqu’elle cessa brusquement dans cette petite chambre de clinique exiguë à Toulouse, et que le silence se fit, que le visage de Jacques se reposa enfin. Nous avions marché vite, c’était une belle matinée de Janvier. Il nous avait semble-t ’il attendu, ou bien la perfusion.

Je ne parle pas du corps allongé dans la chambre de Puygouzon, sur ce petit lit Louis quinze plus incongru que jamais, corps qu’un croque-mort soucieux dut soulever dans ses bras pour ce qui fut sa dernière position verticale.

Je parle des survivants, des cris, des pleurs, des phrases définitives que la douleur leur arrache. Les pauvres survivants. Masse organique prise de panique et qui doit tout d’un coup revenir à son unité originelle, chatons aveugles d’une portée enfermés dans un sac qu’un bourreau secoue en tous sens.

Dans le couloir entre la porte d’entrée et la cuisine, comme en transit, mon père avait un meuble à lui, le seul qui lui appartint en propre, un joli secrétaire à rabat. Son carnet d’adresse était là grand ouvert, qui trouva encore un peu d’emploi pour les faire part, tandis que nous passions et repassions, mort et vivants.

Racines

Dans ces histoires de racines, les vociférations finissent par couvrir irrémédiablement les faibles accents de vérité. Plus visible la béance, plus forts les braillements et les bruits de bottes du troupeau de gnous hagards, talonnés par l’envie, cravachés par l’ubris, lancés à tombeau ouvert vers l’abîme.

Alice

Loin derrière, il ne reste que quelques rares repères dont on ne sait quelle force obscure leur a fait traverser le temps dans la clarté d’une lumière éteinte depuis cinquante ans. Une étoile clignote encore un peu dans notre ciel d’enfance. Ainsi me revient le visage calme et souriant d’Alice. C’était à la sortie du village paternel, à Mouzieys-Panens. Le grand-père Gabriel était donc encore là, et aussi l’escalier où nous notions les centimètres que j’avais pris à chaque passage. Retour vers Albi, mon père arrêtait parfois la dauphine rouge devant chez Alice pour échanger quelques palabres. Alice entre deux âges devant sa maisonnette avait toujours dans les mains l’outil sacré, la faucille, pour l’herbe des lapins, pour entretenir un carré de fleurs, pour la contenance rurale d’un code très ancien. Je la vois comme si nous étions passés là hier, en chapeau de paille, penchée en avant, souriante et bavarde, des taches de couleurs autour d’elle dans le soleil doré de cinq heures du soir. Rien de plus. Mon père discute en voisin, encore un pied dans son enfance, dans la confiance du gamin pour cette femme, dans leurs paroles oubliées. Ensuite tout disparait, dans le hasard inutile de notre affairement, quand le père a levé l’ancre pour de bon du pays, ses vieux morts, la ferme vendue.

Le Cabos

Dans la chaleur de l’après-midi, je m’allongeais entre les grands pruniers de la Combe, je fermais les yeux puis je déclarais : « voici une nouvelle façon de récolter par osmose intellectuelle ! ». Nous étions une drôle d’équipe de bras cassés, une quinzaine de ramasseurs à la ramasse. Un certain David un peu plus âgé avait déjà assez d’entregent pour nous épater à peu de frais, quelques gars de Varen fêtards invétérés, cette fille en rouge de Milhars qui me prit la main un soir sur le chemin du retour. Il y eu de la vie dans ce musée perdu.

Les grands Reine Claude de la Combe. La première année il fallait cueillir en traînant par le travers et sous le cagnard d’août d’immense escabeaux en bois. Le Cabos venait de temps en temps à l’improviste inspecter ses arbres et son équipe. Il goûtait une prune ou deux, prenait un panier, et repartait souvent avant de l’avoir rempli, tant ce travail lui déplaisait. Il entreprit plus tard de rationaliser l’atelier ramassage et fit venir une équipe de portugais, apparemment sans regret ! Cela dit je ne l’ai jamais entendu se mettre en colère au sujet de notre nonchalance, pas plus d’ailleurs que sur aucun autre sujet. Il suggérait parfois d’en mettre un petit coup, voilà tout, plus sourcilleux sur la qualité ; il fallait garder la pruine sur le fruit, la présentation dans le cageot était un poste clé et souvent féminin.

Enfant j’avais arpenté ces lieux dans la solitude habitée des rêves et c’était étonnant de voir tout d’un coup cette jeunesse s’inviter sans complexe dans mon pays intime. Comme il est étonnant de redescendre aujourd’hui, après que quatre décennies eurent pris la poudre d’escampette, de redescendre le chemin bordé de vieux chênes vers cette petite combe où chaque printemps ramène la féerie intemporelle des premiers jours. J’aime imaginer que sous cette ramée tant aimée de La Combe, mon cantique païen à moi, une fille se serait attardée dans l’herbe haute, qu’une fille m’aurait embrassé pour de vrai, la poussière du souvenir se fût alors colorée de la pruine d’une joue de pêche.

Les Vastes pruniers de La Combe ont disparu depuis un bail, et de même l’homme qui les cultivait, et pour qui mon admiration grandit doucement avec le temps, communiste rural, résistant, libre penseur s’il en est, l’église magnanime lui a concédé, et c’est bien le mot, un lopin contre la porte du cimetière. Traces effacées comme si tout ne fut qu’une boucle temporelle, vite refermée, illisible, et c’est bien cela que figurent nos pas incertains, avec le recul, nos pas qui semblaient pourtant aller quelque part.

Le Cabos, André, allait vendre sa production à Moissac dans son vieux fourgon Renault gris, on en voit de tel dans les films quand on veut faire d’époque. Mais parfois il traversait la France pour vendre directement à Paris la reine-claude du Quercy dont l’appellation dorée n’avait rien d’usurpée. Il fallait aussi comprendre que ces virées à la capitale pouvaient avoir quelques agréments, on ne sût jamais rien de précis là-dessus.

C’était un taiseux dont les palabres pouvaient durer des heures. Le rituel était le suivant, facile à caricaturer : la sandale de toile, d’une couleur indéfinissable cherchait un appui, le pneu de la deux-chevaux, ou un muret de pierre. Sortaient le cube de gris et la machine à rouler. Les mots attendraient encore un peu, l’interlocuteur suspendu dans le temps. Enfin le rouleau accouchait d’une mèche débordante dans un roulement de doigts. Elle mettrait encore son temps avant de rejoindre les lèvres minces et le visage émacié du fumeur. Le briquet, la tête penchée, sous la casquette plutôt que le béret, un choix délibéré voire politique.

Le mégot enfin calé, le Cabos entamait la conversation, et les mots laborieux disaient d’abord que parler ça n’était pas faire le merle ou le loriot. Sur quelque sujet que ce soit, il ne pouvait pas être d’accord avec vous, tournure d’esprit vouée à l’indépendance la plus sourcilleuse, dialecticien né, ou plutôt formé pendant la guerre à l’école de quelque camarade républicain espagnol échappé du camp d’internement tout proche de Septfonds. Qui sait ? Quoiqu’il en soit, il fallait nécessairement faire émerger la pierre d’achoppement, moins pomme de discorde que possibilité chaotique d’un débat dont la conclusion était toujours remise à plus tard.

Il faisait partie de ces rares paysans réfractaires au coup de fusil dominical. Refus de la traditionnelle tartarinade ? Probablement, je ne saurais aller très loin dans cette intéressante sociologie. Il faut dire que le rapport qu’entretenait André avec les bêtes, et d’abord avec ses propres animaux domestiques, était d’une nature qu’on ne peut guère imaginer aujourd’hui. Son chien, toujours un corniaud, ses quelques vaches, son taureau pour ne dépendre de personne, tout cela faisait partie de la nature aussi bien que de sa nature. Greffé au plus profond de son paysage mental, j’aime penser que l’élevage n’était pas pour lui cette terrible contrainte quotidienne, mais plutôt la discipline d’un corps façonné depuis si longtemps par le rythme des jours et des saisons, cultivant en artiste averti et dans la matière même du campestre l’esthétique bocagère de Roumégouse.

La lieuse

Les paysans n’avaient pas le contact facile, et les quelques familles qui vivaient dans le secteur n’entretenaient que des relations de courtoisie, dans le meilleur des cas. Ces voisins qui habitaient à quelques centaines de mètres, nous ne les voyions qu’en passant, ou à l’occasion du cochon une fois l’an. Ce rite est resté le dernier vivant, mais en remontant plus loin dans le temps les nécessités de l’ouvrage devaient rendre les rencontres forcément plus nombreuses, c’est un temps que je n’ai pas connu. Il fallait une fois par an sortir le fumier de la bergerie, à la main à coup de crocs, dans le tombereau, une lourde charrette étroite, lavée de bleu, encore en bon état et qui encombre la grange. Un vrai boulot de bagne. J’entendis parler d’un Castagnié pour ces travaux, il a sa place ici autant que les autres et comme au ciel. Il y avait les diverses étapes de la moisson, les changements et les progrès, depuis le tout à la main jusqu’à la moissonneuse batteuse, je ne m’aventurerai pas sur ce passionnant terrain, juste assez pour dire que ces temps de changement furent aussi l’occasion de faire des affaires parfois douteuses.

Le grand-père Prosper investit dans une superbe moissonneuse-lieuse dernier cri, probablement avec l’intention de faire un peu l’entreprise. Le renard qui la lui vendit oublia de lui dire que la technique de la moissonneuse lieuse n’avait aucun avenir, ou peut-être ne le savait-il pas lui-même. Peu de temps après, les moissonneuses batteuses firent leur apparition. La bourse plus légère, ses rêves d’entrepreneur évanouis, mon pépé se remit à la mascagne. La lieuse, belle endormie sans ouvrage, encombre depuis quatre-vingts ans le garage du tracteur. D’après ma tante qui en sait plus long que moi sur ce sujet, la lieuse fit tout de même de l’ouvrage et l’entreprise ne fut donc pas un tel fiasco.

Je peux essayer d’imaginer son calcul. Voilà une machine qui fauche et qui lie les gerbes, qui fait le travail de vingt hommes. Elle peut être actionnée par la traction animale ou par un tracteur. Elle est le fruit de trente ou quarante ans d’améliorations continues de la lieuse. On est sur une technique mâture, je ne vais pas à l’aventure, c’est le moment d’investir. C’était encore en quelques sorte une agriculture à taille humaine, les machines allait simplement supprimer les taches les plus ingrates, et tant pis pour les segadors. Il restait bien sûr le battage, mais là aussi les choses avaient déjà bien changé. Le sol, l’ancienne aire de battage au fléau servait depuis déjà longtemps à accueillir la batteuse mécanique, celle-là même que l’on célèbre encore dans les fêtes rurales. Le battage était donc devenu un secteur d’activité mécanisé bien établi avec des entreprises itinérantes qui semblaient promises à un bel avenir.

Prosper ne pouvait simplement pas se projeter dans les monstres de 300 chevaux qui allaient bientôt entrer en action, faire l’intégralité du boulot battage compris, vider les campagnes, ratiboiser les haies, et rendre finalement son propre travail parfaitement obsolète. On chercherait en vain la manette du frein. Question fascinante : quel est l’état intermédiaire, obscur état, vite dépassé, vite oublié, qui nous aurait permis de vivre mieux sans tout casser. On ne saura jamais.