Lieux d'être
Mazicou 1970
Albi, école maternelle Mazicou. Dans la cour de récré un petit pont traverse un bassin de jeu carrelé en bleu. Les enfants s’assoient au fond et font la course, vroum. Les petits bras vont à droite et à gauche. Pour les mioches, la bagnole en plein boum, c’est le monde de toujours. Les caïds avaient leurs prérogatives sur le pont en superviseur du circuit. Les bonnes places étaient chères.
Ces lointains après-midi autour des tables rondes lilliputiennes. On peint, on dessine, on découpe. Je demande à un môme voisin un feutre rose. J’en ai besoin pour dessiner mon bonhomme. Un gros ballon allongé, un petit ballon rond dessus, puis quatre petites saucisses. Tout rose. Je commence par le haut. Je m’applique et je ne dépasse pas. J’aligne méticuleusement les traits pour ne pas laisser de blanc. Mais mon voisin se fâche, m’arrache le feutre. Mon bonhomme est resté le pauvre avec le ventre blanc. J’ai longtemps vu là une précoce méchanceté, une vilaine jalousie. Il m’a fallu une vie entière pour comprendre : je vidais consciencieusement et sans vergogne le feutre de mon camarade sur ma propre feuille. Il n’avait bien sûr pas le moindre intérêt pour mes talents d’artiste. Au lycée, en classe de philo, le prof Rieucau me dit un jour : « Dalens, vous êtes suffisant ». C’est une vieille histoire.
Mon père, je comprends maintenant que ce barbu était un jeune homme, à ce moment-là en poste à Mazicou, mais chez les grands. Rémanence de ces cours goudronnées, de ces préfabriqués. Les instits hilares surveillent les criailleries en papotant dans leurs blouses couleur buvard.
Puis c’est l’appartement de fonction que mes parents occupent au collège Bellevue en centre-ville. Sombre et mal foutu, mais gratuit sans doute. Au grenier, mon père consciencieux prépare pour sa classe du lendemain des petits moulages en plâtre. C’est bien agréable de mettre mes pieds nus dans cette crème blanche. Tout ça se termine par une bonne calotte. L’ambiance familiale n’était pas à la franche rigolade. J’ai vu une fois mon père gueuler, ma mère en pleurs, allongée sur le lit. J’ai reçu alors un des rares gestes de tendresse maternelle dont je me souvienne. Que penser de tout cela. On ne divorçait pas. Je repense à mon propre chemin, aux ornières déjà bien tracées par nos pauvres vieux, à leurs pauvres ratages, dérisoires et poignants comme les nôtres bientôt. On débarque dans le cirque nue comme un ver et sans le moindre alibi.
Un jour, mon oncle qu’on ne voyait que très rarement et qui était à couteau tiré avec ma mère, m’offrit une magnifique locomotive en fer blanc, rutilante de rouge et noir. Elle fonctionnait avec des piles. Lorsque la loco touchait un pied de chaise, elle reculait puis faisait un superbe quart de tour et continuait sa course.
Rue Séré De Rivière
Je lis l’occitan laborieusement. J’y découvre des mots pour dire la nature, précis et poétiques. Ainsi le seren, prononcer séré, est un vent léger qui fait bruire la ramée au crépuscule. Il évoque le calme d’un soir d’été, un soir de plénitude, à l’opposé des lourds remugles de la chanson éponyme de Brel.
Il y a dans l’Albi de mon enfance une rue Séré de Rivière, et ce nom m’apparut dès lors comme un joli morceau de poésie populaire. Dès que j’en connus le sens j’associais comme allant de soi le séré et la rivière, la brise vespérale et l’haleine odorante du Tarn remontant sur la cité à travers les arches du pont vieux. Il reste cependant que cette rue par ailleurs très prosaïque se situe en plein centre, bien loin des berges. Cela aurait dû m’alerter.
Ainsi la rue Séré de Rivière ne paraissait pas tout à fait à sa place. Son patronyme bucolique eut dû plutôt échoir à la rue Rinaldi, celle-ci une authentique rue du vieil Albi remontant en pente raide du pont vieux vers le quartier autrefois populaire de la Madeleine. Vers la petite école Jean-Jaurès où j’appris à lire et à lancer des queues de marron avec un élastique.
D’ailleurs il existe aussi à Albi une véritable rue de la rivière. Elle grimpe encore aujourd’hui entre le pont vieux et le pont neuf. Il aurait suffi de lui adjoindre le fameux et mérité séré, pour rendre toute la vie populeuse et aérée qui devait autrefois s’affairer dans ce quartier, autour du grand moulin.
J’évoquerai peut-être les souvenirs qui me lient à la rue de la rivière, Isabelle, François, Christian l’anarchiste à la voix chaude et à l’humeur égale. Je vins échouer un temps dans le vieil appart qu’il louait là, ma pauvre peau adolescente devenue soudain tragique, absurde. Christian et Isabelle, le Collectif des Objecteurs Tarnais, le bar du Bon Accueil, le Bon-Ac des aficionados. Sous les platanes nous avons enterré à la bière les années soixante-dix, à la cloche, après les pavés et loin de la plage.
J’ai enfin appris ce qu’il en est vraiment de la rue Séré de Rivière, et les majuscules auraient dû me mettre au jus : Raymond Adolphe Séré de Rivière, de vieille noblesse languedocienne, général né à Albi en 1815, auteur de la ligne de fortification édifiée sur la frontière allemande entre la débâcle de 1870 et la boucherie de 1914.
Nos pauvres repères culturels subissent à l’occasion des déconvenues que l’inculture excuse mal, frêles esquifs à peine suffisant pour le petit temps et dont la lanterne n’éclaire qu’une flaque minuscule. Au fond, peut-être y eût-il un Séré de Rivière qui aimait prendre le frais sous la ramée, l’œil bercé par les eaux vertes du Tarn. Il me faut dès lors le croire, refaire l’histoire à ma hauteur, la pauvre histoire naïve, avec un peu de poésie dedans.
Rue Croix verte
Souvenir trivial. Il y avait dans cette rue passante d’Albi un cabinet dentaire où mes parents avaient leurs habitudes, quand j’étais gosse. Notre famille étant dans son ensemble une très bonne affaire pour un dentiste, nous y étions aimablement reçus.
Jamais je ne sourcillais devant la molette du docteur P., cuistre bouffi de suffisance qui remplissait généreusement d’amalgame au mercure mes nombreuses cavités, d’abord les dents de lait, puis les vraies. Son solide appétit s’exerçait alors au dépend d’une jolie secrétaire que je vis plus d’une fois en larmes, ce qui avait le don de redoubler l’énergie et l’incontinence du bon docteur. Mais j’étais petit, peut-être tout ça n’est-il que billevesées.
Par la suite il m’envoya à son fils. Celui-ci avait suivi le même chemin que papa. Il était gentil mais sa main n’était pas faite pour les travaux de précision. Je souffris le martyr à éduquer tant bien que mal cette besogneuse vocation, étant entendu que j’étais le benêt idéal, mutique et doloriste.
La Ménaudière
Cette photo du baptême de ma sœur : Marie-Cécile est dans les bras d’une marraine qu’on ne voit plus depuis tant d’année, Renée, rencontrée à la Ménaudière, près d’Amboise. Mon père instituteur y avait obtenu un poste de directeur de centre de vacances pour les enfants handicapés de l’Education Nationale. Nous montions, en famille s’il vous plaît, au beau milieu des châteaux de la Loire. A cette époque l’institution était moins regardante et je dois à cet intolérable passe-droit un bel élargissement de mon champ de vision, alors sans doute un peu étriqué. Pour mes parents ce furent aussi des moments de bonheur, bonheur dont je sais qu’ils n’en abusèrent pas, ni avant ni par la suite.
Il régnait à la Ménaudière au milieu des années soixante-dix une ambiance qu’un enfant de dix ou douze ans n’a pas oubliée. Le beau dévouement des moniteurs et monitrices s’exerçait dans un esprit de liberté assez débridé. Juste un épisode. Je suivi une équipe pour une sortie le long d’un lac. A l’aide d’une gaule improvisée je me mis à pêcher les grenouilles avec passion, les moniteurs remplissaient des bassines. La propriétaire de l’endroit vient alors pour nous chasser. Les moniteurs expliquent à cette dame à voix basse la joie innocente du pauvre handicapé, qu’il serait mal venu d’arracher à son plaisir. C’est ainsi que je continuais tranquillement mon carnage. Les grenouilles se retrouvèrent bientôt dans toutes les baignoires, et bien sûr dans les lits des monitrices.
Je crois me rappeler les visages des handicapés, la puissante impression qu’ils me firent. Quelques jeunes femmes en fauteuil roulant, très atteintes, voulaient absolument aller en boite de nuit. Je ne sais pas si cette sortie fut organisée. Cela me revient, l’une d’entre elle s’appelait Sylvie. Miroir mystérieux des êtres, souveraines Parques de notre conscience. Un des pensionnaires, gravement atteint par la polio, était tout de guingois sur son fauteuil, s’agitait beaucoup lorsqu’il voulait se faire comprendre, bavait en permanence. Il devait montrer du doigt lettre après lettre sur un alphabet les mots et les phrases, laborieusement. J’appris qu’on pouvait être ainsi et néanmoins susciter la discussion, le rire des filles, être là simplement. Un adolescent atteint de myopathie voulu se confier à moi. Je l’écoutais, mais j’étais trop jeune et démuni pour lui être d’un quelconque secours. Il me semble aujourd’hui que ces paroles avaient la résonance des mots de Joë Bousquet. Dans son fauteuil roulant il me montrait les papillons qui le fascinaient tant, lui-même papillon cloué par un sort terrible et injuste. Il aimait la nature, et sur ce point je le comprenais un peu.
Je revins plus tard comme moniteur dans les centres de vacances de l’éducation nationale. C’était un temps où j’étais si confit dans ma propre déréliction que je dois au carnet d’adresse de mon père ces premiers pas en société. Ma première prestation fut si mauvaise qu’on ne voulut plus me reprendre Là encore j’ai dû probablement être appuyé pour rempiler… J’étais moi-même une sorte de moniteur-handicapé, mais j’ai vécu très fort ces moments d’une blancheur d’aube. Je réussis finalement par me faire accepter.
Ma dernière colo, c’était un superbe endroit au bord de l’Isère quelque part au pied du Vercors. Deux homosexuels sympathiques assuraient la direction, dont un moustachu évidemment. Je leur fis du cinéma, un jour. Pourquoi ? Encore un pauvre mystère. A la fin du séjour, nous sommes partis deux garçons et deux filles, pour de courtes vacances. Hélène en pinçait pour moi. J’en pinçais en secret pour la copine de l’autre garçon, une incroyable fumeuse de joints aux superbes cheveux longs. Nous voilà au Pont du Diable en Ardèche, pour un bain de minuit. Hélène et moi nous n’avons pas fait l’amour. Elle m’invitât à venir vivre chez son oncle à Paris. Elle me parlait de la musique d’Éric Satie, la pauvre avait des projets pour moi. Je me montrais encore une fois incapable d’aimer. Il y eut le déchirement du départ à la gare. Hélène m’écrivit, j’étais à Toulouse dans une horrible soupente de soi-disant étudiant, quartier Saint Michel, en état végétatif complet. Je cessais bientôt mes réponses à Hélène, réponses qui de toute façon n’étaient en rien à la hauteur.
Ma mère conserve dans la maison d’Albi des esquisses de la Ménaudière que Jacques a réalisé de mémoire. Sur l’une d’elles il a noté : « une tour au château de la Ménaudière, 41 Chissay en Touraine 1976 » Puis il a rajouté : « Monument historique ». Ce sont des scènes romantiques et champêtres telles qu’en mon souvenir.
J’ai revu la Ménaudière il y a quelques années. J’ai rejoint un point GPS à travers une campagne banalisée et tristounette pour trouver une grosse barraque impersonnelle, peu amène, hôtel ou résidence qu’importe, où clignotaient des sorties de secours. Eradiqués le charme, le monument historique avec ses volutes de lierres, ses herbes folles, les voisins jardiniers à l’accent tourangeau doux comme miel. Tout cela a rejoint mes autres fantômes, dans la poussière jaunissante des quatre jeudis.
Jolimont
Je suis parti comme Rimbaud. Ça n’avait pas tout à fait le même cachet. On est trop sérieux quand on a dix-sept ans. On fugue. On exècre. Quoi au fait ? Sortir de l’étouffoir une bonne fois. Il fallait que je devienne artiste !
Direction Toulouse, mes petites économies en poche. De ce bref voyage en train, sans doute le premier, de ce voyage sourd et muet, de ce saut dans le vide, du départ, je ne me rappelle guère. Une boule de souffrance exaltée tandis que défile lentement les crépis prosaïques du désespoir.
Même amnésie de mon arrivée à Toulouse. L’inhumanité avait simplement grandi d’une largeur de boulevard. Où ai-je dormi ? Quel crépuscule, quelle aube métallique ? Mais je ne perds pas de temps, comme un grand garçon je trouve rapidement une chambre dans la journée, quartier Jolimont. Je paie d’avance quatre mois, toute mes économies y passent.
Jolimont. Une drôle de masure grise et biscornue, au fond d’une impasse plus prolo qu’aucun film réaliste n’aurait su rendre. On m’a certainement montré la chambre. J’ai un reste de ma stupeur devant cette piaule minuscule et maussade. Puis ce fut le premier repas avec ces gens silencieux. Il y avait là une gamine qui devait avoir à peu près mon âge. Un nez droit, un visage simple et agréable dans ma vague et évanescente mémoire.
Il fallut que je trahisse un fois de plus, qui sait l’amour, en tout cas les possibles, que je fugue encore dans ma fugue, comme à rebours, que je fuis, que j’abandonne. Une vraie vocation. Mais au fait, tout cela pour quelle épreuve artistique extraordinaire, quel challenge monumental ? Et c’est vrai, je me suis procuré une poche de feuille de dessin en format A4, avec un crayon à papier. Était-ce un hb, un 2b ? il s’agissait d’aller crayonner, un par un par un, patiemment, tous les passages souterrains de la ville, ces méchants carrefours à niveaux, dans le vacarme, les bagnoles, les trottoirs les parapets, la fumée, le béton. Dans la confusion mentale la plus totale, j’imaginais sans doute dénoncer l’aliénation urbaine, et que tout cela ferait œuvre comme par magie. Je me suis au moins une fois accroupi dans le trafic pour relever cet horrible et impossible défi. Puis j’ai jeté l’affreux croquis dans la première poubelle.
Quand je rentrai, trois ou quatre jours après, je suis d’abord monté tout en haut de la tour Saint Martin dans le quartier populaire à coté de notre lotissement. Une initiative, c’est aussi simple que ça. De là-haut, je vis notre pâté de maisons dans le matin inerte. Cela avait fait au moins craquer les masques, les peaux, déjà moins Rimbaud que Kafka. Et puis nous avons chialé un bon coup tous ensemble, pour qu’enfin on soit un peu comme une vraie famille.
Trente glorieuses
Cela parait aujourd’hui démesuré ce qu’un simple quidam pouvait entreprendre dans ces années dites glorieuses. Ces quidams, on ne les a pas évidemment pas consultés sérieusement sur le projet politique, qu’ils durent bon gré mal gré avaler tel quel, couleuvres comprises. Mais c’est un bonheur de voir comment on a su faire oublier la guerre et les fâcheuses postures qu’elle a révélé chez les puissants, comment on a su intéresser le bon peuple aux bénéfices de la reconstruction, jusqu’à un certain point. Il a fallu montrer un peu les muscles, quand même. Fils de paysans devenus fonctionnaires, courageux et travailleurs presque par nature, ces couples d’instituteurs, ces employés de grandes entreprises nationales, ces artisans, réussirent assez souvent à posséder une ou plusieurs maisons, éventuellement un appartement sur la côte ? Mes parents, sans la moindre connaissance des affaires immobilières, parvinrent avec deux salaires, qui débutèrent dans les années soixante autour de 400 francs, à faire bâtir en vingt ans trois maisons, dont une grande villa de plein-pied sur un vaste terrain, dans un quartier résidentiel sur les hauteurs d’Albi. Fierté de ma mère, qui dans sa rage de parvenir, se voyait sur le même pied que tel cardiologue logeant dans les environs. Encore convient-il de signaler les deux granges que mes parents retapèrent plus tard dès la retraite, à Quergoalle sur la propriété du grand-père, d’abord à deux, puis ma mère seule sur le dernier projet. Le petit bas de laine des anciens a probablement été mis à contribution, mais ce n’était sans doute pas le Pérou. Pour ces diverses réalisations, mon père dû se faire architecte, voire maçon du dimanche, travail qu’il prit en affection. Au moins fit-il bonne figure. Jusqu’à ce que la maladie vînt mettre un terme à tout ça. Ma mère quant à elle excellait dans le rôle de chef de chantier.
La fin du siècle – il faut se résoudre désormais à faire partie des vieilles lunes, c’est encore ça – la fin du siècle ou plutôt l’avènement du nouveau, sonna la fin de la récréation, la reprise en main des affaires et l’évacuation rapide du petit peuple bâtisseur. Il avait fait le job, il était remercié brutalement. Les riches n’avaient apparemment plus rien à se faire pardonner. En quelques années, il fallut envisager vingt-cinq à trente ans d’effort pour acquérir un bien moyen avec un salaire moyen. Ma mère en fit les frais à sa manière de propriétaire. Après la disparition de Jacques elle revendit la villa avant la grande culbute spéculative et perdit ainsi une belle plus-value.
Selon les règles immuables de la meute, chacun se plût bientôt à conspuer cette classe moyenne en position de faiblesse, qui ne faisait plus rêver. De travailleuse acharnée et discrète, elle s’est vue reléguée au rang de petit rentier inutile, de retraité trop grassement payé. On ne vit bientôt que la chance d’une génération, sans voir bien sûr ce qui relevait du bonneteau politique. Les carrières qui firent la promotion de cette génération disparurent de l’horizon des jeunes, il fallut les faire rêver business, costard, dans un contexte désormais purement urbain et plus ou moins mondialisé. Et cette classe moyenne vieillissante, dans une sorte de rage auto-liquidatrice, est souvent plus dure encore et plus aigrie que ces contempteurs. « Ces gens qui ne subirent point les pressions de l’église, la férule de l’école, le poids de la hiérarchie sociale sont ceux qui jugent le plus durement » dit Marie Rouanet, pour parler justement de certains de ces urbains retour au pays.
Pour réussir, quand ils y parvinrent, nos parents durent se projeter. Ils laissèrent la glèbe ancestrale, ils en eurent l’opportunité, et l’injonction morale de la saisir. Ils laissèrent la vaste nature anonyme, le travail harassant, pour la capitale régionale. C’est elle qui faisait rêver. C’était pour notre coin de campagne aux confins du Quercy et du Rouergue l’attirance de la ville d’Albi. Jean Bodon s’en amuse dans un poème de 1941 qui traduit bien cela, « me’n soi anat dins l’albiges », je suis allé dans l’albigeois, pays du rire, où les hommes peuvent être fainéants et bavards, où les femmes ont les jambes nues et vous disent en s’éloignant « cercam de pastres », on cherche un pâtre, un gentil gars de la campagne. Une vie meilleure c’est une vie rêvée dans sa dimension la plus triviale, c’est aussi échapper aux règles rigides du patriarcat rural. L’albigeois avait l’attrait d’un pays de cocagne pour les anciens du Rouergue. La modernité, dans toutes ses dimensions de mouvement physiques et intellectuels, permis à cette génération de vivre véritablement pour la première fois un rêve éveillé. La classe moyenne se voyait bientôt plus mobile et confortablement installée que ne l’avais jamais été le roi soleil.
Aujourd’hui c’est à des métropoles toujours plus lointaines, Toulouse, Bordeaux, Barcelone, que ce mythe émancipateur est dévolu, l’obsolescence galopante des territoires et des cultures n’ayant apparemment plus aucune limite dans cette fuite en avant démentielle. Mais bien sûr il n’a jamais été question d’en débattre sérieusement. Et d’ailleurs il ne s’agit que d’un fragment, il m’a semblé, j’ai cru, mais les choses se sont probablement déroulées autrement, excusez-moi, je n’étais pas aux manettes, ma petite expérience marginale, etc.
Les nouvelles du pays
J’arrive avec mes lubies, toujours les mêmes. Planter quelques arbres, remonter quelques pierres. Rouvrir un chemin. J’arrive. A peine assis c’est le gong, la tante attaque : elle fait le tour des réussites scolaires et professionnelles des membres de la famille, de leurs descendants, des enfants de leurs descendants, ainsi que des branches collatérales s’il y a lieu. En dehors des anciens ils me sont tous pour ainsi dire inconnus. Mais ils méritent bien sûr mon profond respect et je les salue. Ce sont les nouvelles. J’y aurais droit encore et encore. Il faut se tenir bien, ne pas trop montrer d’humeur. Résumons. Il y a la branche toulousaine, la branche parisienne. Il y a aussi un ingénieur EDF à la retraite, depuis longtemps installé à Quergoalle. Celui-ci n’est pas de la famille mais les I*** ont mérité de plein droit à une carte de membre permanent au tableau d’honneur, tant il y a là de cerveaux brillants. Voyons en vrac, toutes branches confondues : médecine, Ecole Normale Supérieure (« pas celle de la rue d’Ulm, quand même pas… »), Centrale, médecine encore, vétérinaire, ingénieur pour le moins, c’est le plancher. D’autres professions plus prestigieuses encore dont on sent que ma mère ou ma tante ont du mal à imaginer de quoi il retourne vraiment. Tant de merveilles nous accompagnent, se succèdent, nous les suivons patiemment depuis trente ans. Dans ce registre ma tante a pris le relais de ma mère. Trop harcelée qu’elle est aujourd’hui par ces problèmes de santé, ma mère n’a plus le même mordant. Elle fut pourtant maîtresse femme. Un génie de l’attaque furtive, aussi inattendue qu’imparable, qui vous terrasse et vous laisse au tapis pour deux jours. Avec maman, toujours sur le qui-vive, ne jamais baisser la garde, sinon gare. « Et tu te rends compte, elle se levait la nuit pour travailler. Elle a eu son bac avec mention très bien. Elles ont toutes une mention remarque bien. Elle est à Saclay et elle s’est mariée avec un autre centralien. Là ça touche hein ! » Sur le coup je ne comprenais pas très bien, mais il s’agissait d’argent bien sûr, et de quoi d’autre sinon ?
Ensuite, il est temps de prendre quelques nouvelles de mes enfants. C’est expédié. Ma fille travaille. « Elle n’a pas un gros diplôme mais si elle est heureuse c’est le principal, hein ». Mon fils a repris des cours par correspondance. Il revient de loin. C’est maigre. On souhaite me le rappeler. Souvent. Avec mon ex nous n’avons pas eu souci d’en faire des modèles d’ambition. Ils seraient en droit de nous le reprocher. On s’aime avec vacherie, dans l’aigre.
Le lendemain au café, c’est la suite logique, implacable. Neuf heures pétantes, coup d’envoi. Ma tante s’arrange pour me rappeler le surpoids de ma femme qui n’est pas là pour se défendre puisqu’elle ne met plus les pieds à Quergoalle. Apparemment le surpoids échappe une fois pour toute à la charité chrétienne. Cette infirmière à la retraite me fait et me refait le tableau clinique. Quand ma femme venait encore elle n’échappait jamais à une méchanceté là-dessus, et si cela ne suffisait pas pour la mettre hors d’elle, il était immanquablement question d’argent. Combien de sorties de route, ma sœur ou moi-même, avec ou sans ma femme, au point de remballer dans l’heure, écumant.
J’entends encore ma mère me demander cette après-midi, comme nous roulions vers une clinique d’Albi pour quelque bilan de santé : « mais ta femme, en ce moment, est-ce qu’elle travaille ? » Son licenciement inique date d’au moins dix ans, et elle n’a presque jamais cessé de travailler depuis, en CDI depuis un lustre au moins. Et chaque fois j’ai droit à cette simple question, l’air de rien. Ma femme ne vient plus chez nous. Elle a su pourtant résister courageusement quelques années, à peu près autant que celle qui l’avait précédée dans ce mauvais rôle.
C’est ainsi que je me trouve seul à imaginer quelque hypothétique avenir dans ce lieu. J’amène toujours quelques outils tailles haies, tronçonneuses ; il faudrait que tu viennes plus souvent, il y a tant à faire. Mais tout d’un coup, allez savoir, les bras m’en tombent.
Janine et Michel
Ce petit avait trois mois quand je l’ai tenu dans mes mains. Il apparut à la vie et il apparut dans ma vie soudain au milieu d’inconnus qui en quelques mois devinrent toute ma vie.
J’ai joué sur le sable de la plage océane avec cette petite aux yeux si bleus, au sourire si radieux, qui aujourd’hui vit les nuits parisiennes, les nuits bordelaises, tentant sa vie si loin de ce qu’elle fut pour moi.
Qui se rappelle la magnifique tignasse dorée de Janine bouillonnant jusqu’aux fesses. Michel avait abandonné femme et enfants pour cette gamine, un coup de cœur. C’est vivre. Les familles se connaissaient, un coup de tonnerre. Janine et Michel en deux chevaux, à la belle étoile. Passion dont les corps bronzés racontaient suffisamment les merveilles.
Firent trois enfants dans le nid du bonheur, que le père de Janine avait aidé à acheter. Beaux fruits de l’amour, ce petit que je tenais c’était l’aîné, le premier ou le second d’une belle série de cousins et cousines. J’étais moi-même un peu sonné, propulsé tout d’un coup dans ma propre histoire.
Comment les choses se sont gâtées, je ne puis le dire, et d’ailleurs est-ce que je le sais ? Il faudrait relater la vie jour après jour, je ne peux que sauver quelques couleurs, retrouver une ombre bienveillante sous ce soleil de plomb.
Michel exerça son métier ouvrier, avec talent et bonne humeur, mais toujours réticent à renoncer à la liberté, aux bécanes, à une bonne bière. Il consacra beaucoup de temps à retaper la baraque, des projets sans fin et déjà une fuite en avant Villa Saint Pierre.
On se rappelle pourtant ces enfants blonds, ces jeunes adultes, le lac tout près. Les grandes serviettes sèchent sur l’herbe de cette vie de plein pied, mon cœur s’en souvient et par je ne sais quelle sorcellerie vit encore un peu dans ce cocon.
Toute cette lumière, les rites souverains du bain, la lente transformation du merveilleux plagisme en routine familiale. Qui a suffoqué d’abord ? Janine, prise trop jeune à cette vie, chercha une formation, puis un métier. Ils se séparèrent douloureusement, ne s’épargnant rien du terrible chemin de croix. Comment les fruits du temps peuvent-ils devenir aussi amers.
Chacun, familles, amis, voulu savoir, prit parti, campa ferme, Et puis les noms d’oiseaux. Il n’y avait donc jamais eu cet instant, une gamine ruisselante donne sa bouche et le grain de sa peau à la lumière d’août. Une deux chevaux s’enfonce entres les dunes dans les rires et la fumée des camels, et les grands nuages blancs du bassin dérivent lentement sur les rives d’un temps enfoui.
Les enfants de Janine et Michel eurent bien sûr leur idée sur le sujet, ils devaient en penser quelque chose, ils le pensèrent très fort. Se fâchèrent. Deux avec la mère, un avec le père.
Il eût fallu que leurs pupilles puissent voir au-delà de l’écume, dans ce temple englouti que leur propre naissance avait fait doucement sombrer. Qu’ils accèdent à cette vie d’avant eux, quand les acteurs gauches et touchant des serments et des amours, c’était nous. Quand c’était notre temps, que nous le savions si fort et si mal. Peut-être sauront ils un jour que nous leur avons tant ressemblé.
Accepter la blessure, la perte, la cicatrice. Cela vient quand même. Enfin il y a la monnaie, la dure monnaie, qui doit quoi à qui, le bilan, la fierté jetée aux orties, la vie béante, et le bruit des vagues toujours en ressac, il faut donc continuer.
Michel commençait à refaire sa vie lorsqu’il s’est tué à moto, passé soixante ans, sur une rocade à Bordeaux. Il venait juste de prendre sa retraite. Les enfants sauront un jour, quelques bribes que le temps laisse, bouts de ficelles. Par exemple cette journée grise, Michel avait beaucoup à faire avec sa chaudière. Et puis aussi les VTT des gamins à réparer, à regonfler, qui attendaient dans la remorque.