Quelques mots. C’est brouillon comme toujours, un peu pressé. Aussi, il faut comprendre, lorsque mon père se mit en tête de rédiger un carnet de souvenirs, la Camarde lui a carrément ôté la plume des mains. Je m’y mets donc assez tôt, prévenu et prévoyant pour une fois.
Vous reconnaîtrez facilement mes premières feuilles volantes. J’avais dix-sept ans, mais sérieux, enflé, amphigourique, un charabia sans orthographe. J’ai dû rendre ces pauvres reliques un peu présentables. Tout cela mélangé et sans la moindre chronologie. Tant pis.
Bien sûr, je fus un révolté. Il y eut la queue de comète des années soixante-dix, cela a aidé. Il y eut surtout la belle jeunesse, prête à jeter toutes les bigoteries par-dessus bord.
Cette époque de la vie où les choses sont claires : l’horreur de la guerre vous fait antimilitariste. J’ai donné, à chaque étape, avec sincérité, écologie, anarchisme, pacifisme, antimilitarisme, syndicalisme, écologie. Avec sincérité, sans crédit et sans grandes ambitions. Pas vraiment pour la gloire. Tout cela donne de maigres récoltes. Les gens ricanent doucement. C’est pas bien méchant.
Je fus un révolté aux petits pieds. C’est comme ça. De toute façon, le monde n’a pas suivi notre utopie, ni de près ni de loin. Ceux-là même qu’on conspuait nous regardent d’encore plus haut, nous dirigent, nous font la leçon, ont des droits sur nous, sur notre avenir. Ils ont la main sur le robinet. C’est du sérieux là. On est dedans, un peu, beaucoup. Quand tout sera ratiboisé, que la vieille dictature rouillée sera bien repeinte en vert de gris climatodécomplexé, les mêmes petits malins se seront faufilés aux premières places. Le programme ils s’en foutent.
Dans notre utopie il n’y avait pas de première place. Certes cela a duré le temps d’un été. Le bref été de l’anarchie. D’ailleurs je reconnais que ce n’est pas drôle. Et puis ça n’est plus à la mode. Il faut quand même qu’on puisse se marcher un peu sur la gueule non ? Sans quoi quel ennui. Et puis il faut faire tourner tout le cirque, ça n’est pas de la tarte, faut le reconnaitre. The show must go on, bombes à fragmentations comprises.
A dire vrai, en remontant plus loin, j’étais un gamin plutôt mutique, un peu mystique : j’appris d’abord les champs, les bois, la ferme, Prosper et Emilienne, la petite église, le troupeau de brebis, sous une lumière de source, mariale ou shintoïste. L’église de Carrendier, l’enfant de cœur à genoux, à la petite cloche, au service de l’abbé Rodolausse, notre saint rural bénissant quelques dieux lares bientôt orphelins, et tout devra disparaître. À commencer par ma pauvre grand-mère emportée assez tôt par le cancer.
Cela m’a travaillé. Je fus précoce dans la conscience d’une planète esquintée. Je me rappelle et je le note ici pour pouvoir enfin l’oublier, le serment de mes dix ans : ne jamais ressembler aux adultes. Il m’habite encore ce serment. Je le pratique. J’ai dû composer quand même, me faire une figure.
Mon premier amour fut d’une force destructrice. Cette gamine détestée en sixième, je l’adore en cinquième. D’un coup la vierge s’incarne dans cette jolie pétroleuse adepte de tennis. Mais mes lacunes affectives n’eurent pas droit de sitôt à leur rédemptrice, adolescence sous le signe de la déréliction. Et puis j’ai eu moi aussi un morceau de ciel bleu, des trains, des visages, des sourires et des larmes.
Il y eu d’autres voies sans doute, d’autres destins. Je ne les ai pas vus, je ne les ai pas suivis. Tant mieux ou tant pis. Entre suffisance et insuffisance, j’ai eu le sentiment très souvent de ne pas avoir été compris. La peur d’être moi-même me tétanisait. Dès-lors j’ai traîné mes défauts avec autant de déférence que s’il s’agissait de précieuses aptitudes.
Voilà des raisons pour ouvrir quelques lucarnes sur le passé. Chez nous on ne discute pas, ou si peu. Dont acte